La grève reconductible engagée contre la réforme des retraites par les éboueurs a braqué les regards sur ces travailleurs essentiels au bon fonctionnement d’un pays, de son économie, et de la vie quotidienne de ses habitants. Quand ils cessent le travail, les villes sont paralysées et retiennent leur souffle.
Les tournées éprouvantes, les horaires morcelés et inhabituels, les accidents du travail deux fois supérieurs à la moyenne nationale, l’espérance de vie plus courte, et les rémunérations au ras du SMIC… tout cela justifiait largement leur refus majoritaire d’être obligés de courir derrière un camion deux années supplémentaires. Comme pour tant d’autres travailleurs de première ligne applaudis pendant la pandémie, la réponse du gouvernement à leur demande de reconnaissance, de revalorisation salariale ou de meilleure prise en compte de la pénibilité fut, avec la réforme des retraites, cinglante d’injustice et de mépris.
Va pour le gouvernement, tout a été dit. Mais revenons à nous, collectivement. Tous ceux qui déplorent la gêne liée à ce mouvement social ne sauraient plus longtemps détourner le regard de la situation de ces travailleurs ou de leurs conditions de travail. Tout comme ils ne peuvent plus désormais ignorer l’importance parmi eux des travailleurs immigrés, qui représentent près de 15% des éboueurs au niveau national (avec une claire surreprésentation des extra-européens qui en constituent les 3/4) et même plus de 60 % des agents de propreté et aides à domicile en Île-de-France. En réalité, la majorité de ceux à qui nous demandons de collecter les déchets, d’assainir les rues ou de prendre soin de nos foyers sont des immigrés de première et de seconde génération, originaires de pays d’Afrique du Nord ou subsaharienne. Comment dans ces conditions ne pas interroger les conséquences de la réforme des retraites aussi pour les travailleurs étrangers à qui notre pays confie tant de métiers essentiels à son fonctionnement ? Ce sont aujourd’hui des victimes oubliées de cette réforme.
La France comptait en 2019 un peu plus de 1,7 million de travailleurs étrangers qui exerçaient un emploi, souvent dans des secteurs en pénurie de recrutement, et représentent environ 14% des actifs en emploi. Le droit à la retraite, au financement de laquelle ils contribuent directement durant leur vie active, leur est ouvert dans les mêmes conditions que les français, sous réserve, depuis la loi Pasqua de 1993, de pouvoir justifier de la régularité du séjour au moment de liquider ses droits. Premier constat donc: notre pays s’accommode très bien du travail illégal lui permettant d’encaisser les cotisations acquittées pendant des décennies par des milliers de travailleurs en situation irrégulière et leurs employeurs parfois peu scrupuleux, mais demande subitement des papiers au moment de leur verser la pension à laquelle ils ont droit.
Mais comme tant d’autres, à commencer par les femmes, l’égalité formelle des droits face à la retraite recoupe en réalité une inégalité de fait des situations et conditions de travail, qui conduit les étrangers à percevoir des retraites beaucoup plus faibles que les ressortissants français. Surreprésentés dans les emplois précaires, notamment pour les travailleurs les moins qualifiés, ils subissent à la retraite les conséquences de carrières hachées et incomplètes. Leurs salaires sont plus faibles et les licenciements sont plus fréquents au sein de cette catégorie de travailleurs, sans même évoquer les conséquences des discriminations lors de l’embauche ou des promotions, ou les impayés de cotisations retraites d’employeurs qui profitent de la méconnaissance de leurs droits. Quant aux étrangers arrivés sur le territoire tardivement à l’âge adulte, ils n’auront pas travaillé suffisamment en France pour pouvoir avoir une retraite à taux plein. En 2021, la Caisse nationale d’assurance vieillesse a ainsi mis en évidence le fait que 61 % des non-recours complets aux droits à la retraite des 70-90 ans en France sont déjà le fait de personnes nées à l’étranger. La réforme du gouvernement va donc aggraver la situation de ces travailleurs immigrés, aux métiers pénibles et aux parcours professionnels morcelés, pour lesquels les périodes d’inactivité ou d’absence de titres de séjour réduisent les possibilités d’une ouverture des droits à la retraite sans décote. Une raison de plus de refuser le passage en force du gouvernement sur cette réforme.
Il n’est plus possible de détourner le regard de la contribution essentielle des travailleurs venus d’ailleurs à notre vie commune. De nombreux secteurs de nos économies, dont les emplois sont peu valorisés, ne fonctionnent que grâce aux travailleurs étrangers, voire au travail non déclaré. Parmi les secteurs en première ligne lors de la crise sanitaire de 2020, nombreux étaient les travailleurs étrangers qui ont répondu présents pour la Nation. Avons-nous la mémoire si courte ? D’après Pôle Emploi, en 2019, les pénuries de recrutement frappaient en priorité les aides à domicile et ménagères, les agents d’entretien de locaux, les aides-soignants, les conducteurs routiers, les employés et agents polyvalents de cuisine, autant de métiers aux conditions de travail difficiles ou aux faibles salaires. Faute d’une revalorisation de ces métiers, le recours à une main-d’œuvre étrangère demeurera la seule solution pour ne pas mettre le pays et autant de services essentiels à l’arrêt. Faute d’une politique d’immigration du travail calibrée à hauteur des besoins, des dizaines de milliers de clandestins continueront de travailler dans ces secteurs la peur au ventre, à la merci d’employeur peu scrupuleux ou avec la crainte de l’expulsion, privés de leurs droits, dans l’attente d’une régularisation concédée au compte-goutte. Faute d’une immigration de travail à la hauteur des enjeux démographiques, il sera illusoire de continuer à s’opposer au fait de travailler plus longtemps pour financer la protection sociale. Les mirages du retour à une politique nataliste brandis par la droite et l’extrême droite, alors même que la France connait un taux de fécondité parmi les plus élevés d’Europe et qu’aucun pays au monde n’ayant achevé sa transition démographique n’a connu de retour en arrière, ne pourront pas faire illusion bien longtemps face aux enjeux du vieillissement de la population active. Face à une opinion publique majoritairement influencée par les discours appelant à la fermeture des frontières, il est grand temps d’affirmer que l’immigration est largement positive, pour la croissance, l’innovation et les contributions fiscales et sociales qu’elle apporte au pays. Dire cela, ce n’est pas fermer les yeux sur les obstacles et problèmes bien réels que posent les difficultés d’intégration ou d’insertion professionnelle en rapport avec l’immigration, c’est au contraire se donner les moyens d’y apporter des réponses efficaces, sans se bercer d’illusions, et en refusant la facilité consistant à jeter des boucs émissaires en pâture à l’opinion pour expliquer toutes nos difficultés.
Ce n’était pas le chemin pris par une Loi Asile Immigration annoncée depuis des mois par le gouvernement et désormais déprogrammée. Ni par les discussions préparatoires à cette Loi au Sénat : il faut aller voir les amendements adoptés en commission par les sénateurs de droite pour y croire : définition de quotas annuels d’immigration par le Parlement, resserrement des critères d’éligibilité au regroupement familial, restriction des conditions pour bénéficier du titre de séjour “étranger malade”… Sans parler de l’adoption, dans un sinistre écho aux théories du Rassemblement national, de la suppression de l’accès des sans-papiers à l’aide médicale d’État, au mépris des besoins médicaux des personnes malades autant que des intérêts sanitaires du pays. Insupportable vide de la pensée que cette théorie de l’« appel d’air migratoire » mille fois démontée par la recherche, et pourtant jusqu’à la nausée convoquée en renfort de positions qu’on peine, encore plus que par le passé, à ne pas qualifier tout simplement de racistes. Car l’accueil des déplacés ukrainiens est entretemps passé par là, qui nous a démontré qu’on comprenait la nécessité et qu’on savait, quand on le voulait, permettre à des gens dans la détresse d’accéder sans attendre à un toit, un travail ou des soins d’urgence.
Difficile de ne pas voir dans ces thèses abondamment déversées sur les plateaux TV une permission quasi-expresse accordée aux identitaires et à leur quotidiennes agressions contre ceux qui font encore vivre la République dans ses valeurs : des intrusions chez les sauveteurs épuisés de SOS Méditerranee, aux tags orduriers sur les façades des associations, en passant par les menaces et désormais passages à l’acte envers des élus comme à Callac ou à Saint Brevin…où est d’ailleurs la réaction à la hauteur des pouvoirs publics ? On l’attend toujours.
De cela au Sénat, il ne fut pas question, seule comptait la surenchère assumée avec l’extrême droite. Comment ne pas comprendre que, dans ce contexte, la dépendance politique dans laquelle le Gouvernement s’est placé vis-à-vis des Républicains dans le cadre du débat législatif sur la réforme des retraites, aie fait craindre le pire quant à ce qu’il serait ressorti de ce texte sur l’Immigration ? Que le gouvernement y renonce est encore ce qu’il y a de mieux.
Puissent à la place Femmes et hommes de bonne volonté dans ce pays se rendre compte que parfois les exigences d’efficacité et d’humanité se rencontrent. Efficacité : Notre pays a besoin de travailleurs venus d’ailleurs, pour occuper des emplois comme pour contribuer à payer nos retraites. Humanité : Nous nous honorons à les traiter dignement, qu’ils aient été chassés de chez eux ou qu’ils soient simplement à la recherche d’un avenir meilleur. Voilà, c’est aussi simple que cela.
Tribune publiée dans Libération, le 24 mars 2023.
Crédit photo: Cyril Zannettacci
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Bonsoir,
Je vous envoi le lien de la pétition pour la regularisation des travailleurs sans papier https://chng.it/B4JWthCk, association edm