« Un pas vers une taxe internationale sur les transactions financières serait une première historique » – L’appel de plus de 70 économistes à créer une taxe mondiale sur les transactions financières

ONE Publié le 7 juin 2023

Plus de 70 économistes internationaux, dont Joseph Stiglitz, Jayati Ghosh et Laurence Tubiana, appellent dans une tribune au « Monde » à créer une taxe mondiale sur les transactions boursières pour financer la lutte contre la pauvreté et le réchauffement. Le Sommet international pour un nouveau pacte financier mondial, qui se tient à Paris les 22 et 23 juin, est pour eux l’occasion idéale.

« Taxe Robin des bois », taxe Tobin ou TTF, quel que soit le nom qu’on lui donne, l’idée d’une taxe sur les transactions financières pour rééquilibrer les effets néfastes de la mondialisation gagne en popularité à chaque nouvelle crise économique. Et pour cause, son principe est simple : étant donné l’ampleur des transactions réalisées sur les marchés financiers, il suffit d’appliquer une taxe à taux extrêmement faible pour lever des recettes fiscales importantes, sans qu’il n’y ait d’incidences sur le fonctionnement des marchés.

La TTF présente tous les atouts qui font un bon impôt : elle est peu distorsive, avec des effets redistributifs forts, ses recettes sont potentiellement élevées et ses frais de recouvrement minimes. Si la TTF est si populaire, c’est également en réaction à l’explosion des volumes de transactions que l’on observe avec la déréglementation des marchés et le développement du trading haute fréquence. Depuis les années 1970, au niveau mondial, la valeur des transactions boursières a été multipliée par plus de 500. En France, le montant annuel des transactions à la Bourse de Paris était de 3,5 milliards d’euros en 1970, de 9 milliards en 1980, 100 milliards en 1990, 1 000 milliards en 2000, pour atteindre plus de 2 000 milliards aujourd’hui.

C’est sans doute pour toutes ces raisons qu’elle est aujourd’hui appliquée, sous diverses formes, dans plus d’une trentaine de pays : en France, en Italie, en Espagne, en Suisse, à Hongkong ou à Taïwan notamment, et de façon ininterrompue depuis plus de trois siècles au Royaume-Uni – la stamp duty y est même le plus vieil impôt en vigueur. A l’évidence, les taxes sur les transactions financières en vigueur n’ont pas empêché le développement des places financières qui les appliquent, et qui figurent parmi les plus importantes au monde.

Peu d’impact sur les marchés

Les discussions autour de la TTF portent invariablement sur son incidence : les uns espèrent réduire l’instabilité des marchés en décourageant la spéculation, tandis que les autres rejettent en bloc son principe même, redoutant une hausse de la volatilité par manque de liquidités. Les études empiriques donnent tort aux premiers comme aux seconds. Telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, la TTF a très peu d’impact sur les marchés. Ce n’est ni l’apocalypse redoutée par certains, ni la panacée espérée par d’autres. Il ne s’agit donc ni de punir les banquiers, ni les marchés, puisqu’une taxe avec une assiette large et un taux faible n’engendre pratiquement pas de distorsions, mais rapporte des recettes élevées.

La TTF est ainsi actuellement une source de revenus non négligeable pour de nombreux pays. Annuellement, elle rapporte environ 4 milliards de livres sterling au Royaume-Uni [4,6 milliards d’euros], plus de 7 milliards d’euros à la Corée du Sud, à Hongkong ou à Taïwan, 1,5 milliard de francs suisses à la Suisse [1,55 million d’euros]… En France, ses recettes avoisinent aujourd’hui les 2 milliards d’euros par an. Combien pourrait alors rapporter une TTF au niveau mondial ?

L’équivalent de la TTF française ou du stamp duty britannique étendu aux pays du G20 permettrait de lever, malgré ses très nombreuses exemptions, entre 156 milliards et 260 milliards d’euros par an, selon le taux nominal retenu de 0,3 % ou de 0,5 %. Les deux tiers environ seraient financés par les pays du G7, un quart par les pays émergents. De quoi, par exemple, financer la lutte contre l’extrême pauvreté et le changement climatique et soutenir les pays pauvres face aux dérèglements dont nos économies sont les principales responsables.

400 milliards d’euros par an

Il serait également envisageable d’élargir la TTF aux transactions intrajournalières et au trading à haute fréquence : les recettes collectées pourraient alors dépasser les 400 milliards d’euros par an, et cela ne pourrait que favoriser la transparence sur les marchés financiers et renforcer la confiance des citoyens.

La France et l’Inde organisent les 22 et 23 juin à Paris un Sommet international pour un « Nouveau pacte financier mondial », qui affiche la volonté de réformer l’architecture financière internationale. Un pas vers une taxe internationale sur les transactions financières serait une première historique. Un groupe de pays leaders pourrait se mettre d’accord sur les paramètres d’une telle taxe, mise en place par chaque pays au niveau national, et s’engager à reverser les recettes à la lutte contre l’extrême pauvreté et contre les effets du changement climatique. Les recettes pourraient être reversées directement à des fonds multilatéraux ou transiter par les gouvernements qui s’engageraient alors à reverser l’équivalent aux institutions prédéfinies.

Face à l’explosion des besoins qu’exigent la lutte contre les inégalités mondiales et le changement climatique, la relance économique des pays les plus touchés par la pandémie, la reconstruction des pays en guerre, la réforme des systèmes alimentaires mondiaux, et tous les grands défis que nous devons affronter, pouvons-nous encore nous permettre de ne pas instaurer cette taxe juste et efficace à la plus grande échelle possible ?

Premiers signataires : Jayati Ghosh, professeure d’économie à l’université du Massachusetts ; Joseph Stiglitz, professeur d’économie à l’université Columbia et lauréat du prix Nobel 2001 ; Laurence Tubiana, directrice générale de la Fondation européenne pour le climat, négociatrice des accords de Paris et professeure à Sciences Po Paris. Retrouvez la liste complète des signataires.

Tribune publiée dans Le Monde le 6 juin 2023.