Banque mondiale : un nouveau président pour un nouveau départ ? Par Najat Vallaud-Belkacem

ONE Publié le 8 juin 2023

L’arrivée d’Ajay Banga doit être l’occasion de faire évoluer l’institution, pour être à la hauteur des enjeux et disposer des ressources et des outils nécessaires pour obtenir des résultats à grande échelle sur le développement, la pauvreté et le défi climatique.

C’est peu dire que la démission anticipée, en février dernier, du président de la Banque mondiale David Malpass, n’a pas attristé les acteurs du développement, qu’il s’agisse des ONG et représentants la société civile, des pays pauvres bénéficiaires de ses investissements ou des pays les plus riches détenteurs du capital de cette institution financière.

Nommé en 2019 par Donald Trump, il s’était distingué en refusant de reconnaître la responsabilité du recours aux énergies fossiles dans le réchauffement climatique, propos qualifiés à raison de « climatosceptiques » par l’ancien vice-président américain Al Gore. Deux ans plus tôt, il avait déjà discrédité les institutions internationales en les qualifiant de « dépensières », « pas très efficaces » et « souvent corrompues dans leurs pratiques de prêts », ce qui augurait mal de sa volonté de permettre à l’une des banques multilatérales de développement les plus importantes de relever les nombreux défis posés par le chaos climatique et la montée de la pauvreté et des injustices. Résultat : depuis trois ans, la réponse de la Banque mondiale est restée en retrait par rapport aux besoins d’investissements nés de la pandémie de Covid-19, et l’institution a perdu un temps précieux dans la lutte contre le changement climatique.

Il devenait urgent de tourner la page. Conformément à la règle tacite qui accorde la direction de la Banque mondiale à un Américain, quand celle du Fonds monétaire international est confiée à un Européen, la secrétaire américaine au Trésor a désigné comme candidat à la direction de la Banque mondiale Ajay Banga, citoyen américain d’origine indienne, qui a pris ses fonctions le 2 juin pour un mandat de cinq ans. Cet ancien président-directeur général de Mastercard, qui n’a pas d’expérience particulière du développement ou des institutions internationales, est avant tout un spécialiste de la transformation des organisations, dont l’élection, perçue comme un geste à l’égard de certains pays émergents, marque surtout la volonté de faire évoluer l’institution pour mieux relever les défis mondiaux. C’est souhaitable, et surtout urgent.

Depuis des années, l’ONU alerte sur l’insuffisance du financement des seuls objectifs de développement durable, aujourd’hui estimé à 4 300 milliards de dollars. Elle évalue également les besoins en investissement pour atteindre la neutralité carbone à 125 000 milliards de dollars d’ici à 2050. Depuis la pandémie, et sous l’effet des crises de ces dernières années, les progrès enregistrés depuis 25 ans en matière de développement s’érodent peu à peu. L’extrême pauvreté vient d’augmenter pour la première fois depuis les années 1990. 60 % des pays à faible revenu sont désormais en situation de surendettement ou au bord de l’être, et plus de 3 milliards de personnes sont extrêmement vulnérables aux effets du changement climatique.

A l’heure où les ressources publiques s’épuisent, il est donc indispensable d’orienter le plus d’investissements privés possibles vers des priorités partagées : renforcer la résilience des pays fragiles et la lutte contre le changement climatique, prévenir les risques de pandémie, s’attaquer à l’insécurité alimentaire, à l’extrême pauvreté, aux situations de fragilités et de conflits, tout en favorisant une croissance durable.

Les banques multilatérales de développement, dont la Banque mondiale, sont des institutions financières supranationales, fondées après la seconde guerre mondiale par des Etats qui en sont les actionnaires, et précisément destinées à financer ces grands défis mondiaux. Elles émettent des obligations sur les marchés de capitaux internationaux et proposent aux pays fragiles des prêts à des taux et des conditions bien plus favorables que ceux auxquels ils pourraient accéder par eux-mêmes. Premières remboursées en cas de défaut d’un emprunteur, bénéficiant d’une garantie d’intervention des principales économies mondiales en cas de difficultés, ces banques offrent donc des placements particulièrement sûrs, attractifs et efficaces, qui permettent d’orienter les financements internationaux là où ils sont réellement utiles. Depuis 1944, la Banque mondiale a ainsi prélevé 19 milliards de dollars auprès de ses actionnaires pour accorder plus de 800 milliards de prêts.

398 jours pour déployer des fonds de crise

Pourtant, ces institutions sont aujourd’hui en crise. Elles manquent en partie leur cible : à peine 14,6 % des prêts concessionnels (bonifiés par du don) de la Banque mondiale ont par exemple bénéficié à l’Afrique en 2020, contre 23,6 % en 2017, alors que les besoins y sont pourtant majeurs. Elles prêtent trop lentement : il faut en moyenne 398 jours pour déployer des fonds… de crise ! Elles sont trop restrictives dans leur stratégie : leurs règles prudentielles d’évaluation des risques, fortement influencées par les méthodologies des agences de notation de crédit, datent de leur création il y a 70 ans et ne répondent plus aux besoins actuels.

Dans ce contexte, la France n’a eu de cesse de réclamer lors de la COP 27 comme au G20 à Bali en novembre 2022 une réforme des institutions financières multilatérales afin de produire ce que le président de la République a appelé « un choc de financement vers le Sud ». Mais une nouvelle fois, les actes ne sont pas au rendez-vous des espoirs suscités par ces promesses : le Comité du développement de la Banque mondiale vient ainsi d’annoncer au printemps 2023 une augmentation de sa capacité de prêt… de seulement 50 milliards de dollars sur 10 ans, soit à peine 5 milliards par an. Le chantier de la modernisation de l’architecture financière internationale du développement est plus que jamais devant nous.

Le nouveau président de la Banque mondiale a donc une feuille de route assez claire : prêter plus, plus rapidement, en redoublant d’effort sur les enjeux climatiques et en ciblant mieux les réponses aux besoins de financements des pays pauvres.

La société civile internationale et les pays bénéficiaires ont besoin que la Banque mondiale triple le volume de l’ensemble de ses prêts et subventions d’ici 2030, et réduise de moitié les délais d’approbation des prêts, pour être à la hauteur des enjeux. De manière générale, le statut de créancier privilégié des banques multilatérales, qui garantit l’intervention des pays riches en cas de difficulté de remboursement, doit leur permettre d’attirer plus d’investisseurs privés grâce au placement très sûr qu’elles constituent, d’innover en partageant les risques avec des partenaires commerciaux, de diminuer l’aversion au risque des pays actionnaires dans leurs politiques de prêts, et in fine de démultiplier les financements qu’elles peuvent réellement consacrer au développement.

Un récent rapport du G20 publié en 2022 a montré que les principales banques multilatérales de développement, qui détiennent à elles seules plus de 1 800 milliards de dollars d’actifs, pouvaient accroître leurs efforts jusqu’à 1 000 milliards de dollars si elles utilisaient leur capital plus efficacement et augmentaient leurs levées de fonds sur les marchés. Les pays actionnaires pourraient ainsi augmenter les capacités de financement de la Banque mondiale sans augmenter leur contribution à son capital, à condition de réviser et d’harmoniser les critères des trois principales agences de notation de crédit (Moody’s, S&P et Fitch) pour ne pas renchérir le coût des emprunts pour les pays pauvres.

Face aux immenses besoins d’investissement pour permettre aux pays fragiles de faire face aux crises économique, climatique et alimentaire qui les frappent violemment, il ne serait pas acceptable que des gisements d’investissements demeurent aussi peu mobilisés. La Banque mondiale, en tant qu’instauratrice de normes financières internationales, se doit donc être en pointe de ce changement.

Mieux cibler vers les plus fragile

Mais au-delà de la hausse des engagements de prêt, c’est aussi à une nouvelle stratégie de financement pour son institution que le nouveau directeur de la Banque mondiale devra contribuer. D’abord, en ciblant mieux les investissements contre l’extrême pauvreté vers les pays les plus fragiles. Ensuite, en accroissant les financements pour parvenir à la neutralité carbone des économies et à la lutte contre le changement climatique. Même si elle y consacre déjà le tiers de ses financements, la Banque mondiale doit encore accroître la part de ses investissements climatiques. Les pays à bas et à moyen revenu qu’elle aide n’attirent par exemple à eux seuls qu’à peine 20 % des investissements dans le secteur des énergies renouvelables, alors qu’ils totalisent 90 % des besoins : sans le concours accru des banques multilatérales de développement, ils ne pourront pas relever le défi de la résilience et de l’adaptation au changement climatique dont leurs populations seront pourtant les premières victimes.

De nombreux acteurs de la société civile, et de nombreux pays actionnaires, ont ces derniers mois unanimement réclamé plus d’ambition à la Banque Mondiale face aux défis contemporains. Cette institution doit enfin disposer des ressources et des outils nécessaires pour obtenir des résultats à grande échelle. L’élection d’Ajay Banga à la présidence de cette institution offre des opportunités de changement que nous devons saisir. Le prochain Sommet pour un nouveau pacte financier avec les pays du Sud qui se tiendra les 22 et 23 juin à Paris pourrait donner l’impulsion nécessaire pour réformer bien plus en profondeur le fonctionnement poussiéreux de cette institution, qui détient le futur de millions de personnes entre ses mains.

Par Najat Vallaud-Belkacem
Directrice de One

Tribune parue dans l’Obs le 8 juin 2023.