Des dizaines de chefs d’Etat, le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, le nouveau patron de la Banque mondiale, Ajay Banga, les représentants de grandes ONG… Les 22 et 23 juin, le sommet pour un nouveau pacte financier mondial, lancé à l’initiative d’Emmanuel Macron, ambitionne de réformer le système financier international autour de deux grandes thématiques : la lutte contre la pauvreté et celle contre le réchauffement climatique.
Directrice France de l’ONG One, Najat Vallaud-Belkacem commente pour L’Express les enjeux de ce sommet, alors même que les pays dits du “Sud global” se rapprochent de plus en plus de la Chine de Xi Jinping et de la Russie de Vladimir Poutine. “Le langage retenu pour ce sommet, ‘nouveau pacte’, ‘nouveau partenariat’, en dit long sur le besoin de créer de nouvelles relations basées sur une vraie réciprocité, un vrai respect, une vraie reconnaissance de l’interdépendance entre Nord et Sud”, assure l’ancienne ministre. Entretien.
L’Express : Qu’attendez-vous du sommet pour un nouveau pacte financier mondial ? Est-ce la dernière chance de sauver le multilatéralisme ?
Najat Vallaud-Belkacem : On en attend qu’il débouche sur des financements véritablement transformateurs pour la lutte contre le changement climatique et pour le développement. On estime que les besoins en la matière sont de l’ordre de 2 % du PIB mondial chaque année.
C’est une bonne initiative que de réunir à Paris de nombreux chefs d’Etat et acteurs de la finance internationale autour d’une même table, alors qu’il est rare que le monde entier, Nord et Sud, soit représenté dans les instances multilatérales et les cercles de discussions, comme le G7 ou le G20. Or nous avons désormais tous conscience que les crises que nous traversons, Covid-19, inflation galopante, terribles effets du réchauffement climatique, notamment dans les pays du Sud, se contrefichent des frontières et appellent un véritable changement des règles de financement international de ce qu’on pourrait appeler les “biens publics mondiaux”. Les institutions financières internationales, celles issues de Bretton Woods, ont été créées après la Seconde Guerre mondiale et semblent inadaptées aux besoins énormes du moment. Cette réunion hors des cadres formels ou thématiques est donc, sur le papier, précieuse. Elle permettra d’aborder de front deux enjeux que certains tendent à présenter – et c’est une erreur – comme étant en compétition : le climat et la pauvreté.
Ce sera aussi l’une des premières sorties du nouveau président de la Banque mondiale, Ajay Banga, dont on espère qu’il viendra avec des velléités de réforme plus ambitieuses que son prédécesseur. Enfin, en termes de calendrier, ce sommet est judicieusement placé avant les réunions annuelles de la Banque mondiale et du FMI, la COP28 ou le G20. C’est une façon potentielle de préparer un certain nombre de changements majeurs qui pourraient ensuite aboutir à l’automne.
Vous avez appelé dans L’Express à faire évoluer les banques multilatérales de développement. Que faudrait-il faire ?
Il y a un besoin de réformer le FMI, la Banque mondiale et les banques multilatérales de développement, car le système financier mondial a été créé par les pays riches et bénéficie essentiellement aux pays riches. Il n’y avait quasiment aucun pays africain autour de la table des accords de Bretton Woods, la décolonisation n’avait même pas encore eu lieu pour beaucoup d’entre eux. Aujourd’hui, il est vraiment temps de se mettre à jour et de créer un système qui bénéficie vraiment à tous. Si elle acceptait d’affiner son ciblage, d’améliorer sa capacité de prêt et de prêter plus rapidement, la Banque mondiale pourrait, par exemple, tripler ses financements pour les pays à faibles revenus et les pays intermédiaires d’ici à 2030. Cela représenterait 1 200 milliards de dollars. Vous imaginez la respiration budgétaire que cela signifierait pour tant de pays aujourd’hui pris à la gorge par les crises autant que par le poids de leur endettement…
Il est aujourd’hui beaucoup question du Sud global. Mais le Brésil de Lula ou l’Afrique du Sud de Cyril Ramaphosa, qui devraient être présents à Paris, semblent s’être rangés derrière la Russie de Vladimir Poutine au sujet de la guerre en Ukraine, et soutiennent la Chine travers le groupe des Brics…
C’est précisément pour cela que le sommet à Paris est le bienvenu. Souvenez-vous du sommet entre l’Union européenne et l’Union africaine, à Bruxelles, en 2022. Le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, avait fait un discours dur, fustigeant les innombrables promesses non tenues ; comme les 100 milliards de dollars par an annoncés lors de la COP15, en 2009, pour aider le Sud à faire face au changement climatique… qu’on n’avait toujours pas atteints treize ans après. Les pays du Sud se sont habitués à ce que des engagements soient pris sans suite. Cela nourrit leur défiance croissante à l’égard d’un système multilatéral qui ne leur apparaît ni juste ni respectueux. Et cela se traduit par des crispations de plus en plus fréquentes, comme quand, il y a quelques mois à l’ONU, un certain nombre de pays africains ont refusé de condamner la Russie pour son invasion de l’Ukraine. Ne soyons pas dupes, il y a de la manipulation et une guerre d’influence de la part de la Russie en Afrique. Mais ces pays africains soulignent également les doubles standards et, malheureusement, ce procès n’est pas sans fondements.
Ce sommet doit donc aussi servir à faire le point et à s’acquitter enfin des engagements passés, à l’image des 100 milliards de dollars sur le climat, mais aussi de ce qu’on appelle “le recyclage des droits de tirage spéciaux” : ces avoirs de réserve alloués aux pays par le FMI en réponse à la crise économique née du Covid-19 se sont révélés beaucoup plus conséquents pour les pays riches que pour ceux dans lesquels l’extrême pauvreté fait à nouveau des ravages. L’engagement avait été pris il y a deux ans que les premiers réorienteraient ces facilités dont ils ont moins besoin vers ceux qui en ont plus besoin, pour un montant de 100 milliards de dollars, qui, là encore, n’a toujours pas été atteint.
Le langage retenu pour ce sommet, “nouveau pacte”, “nouveau partenariat”, en dit long sur le besoin de créer de nouvelles relations basées sur une vraie réciprocité, un vrai respect, une vraie reconnaissance de l’interdépendance entre Nord et Sud. Un vrai respect qui devrait se traduire, nous l’espérons à terme, par l’évidence d’avoir autour de la table des discussions internationales une représentation structurelle du Sud, un siège pour l’Union africaine au G20, par exemple.
9 % de la population mondiale vit aujourd’hui dans l’extrême pauvreté, contre 34 % en 1988, alors même que la population a augmenté de 2,5 milliards. N’est-ce pas la preuve que la mondialisation, tant vilipendée à gauche, a permis un progrès inédit dans l’Histoire ?
Je ne sais pas si la mondialisation est vilipendée à gauche, je n’y suis moi-même pas hostile, et je suis la première à souligner qu’on a su faire baisser à ce point l’extrême pauvreté depuis le début des années 1990. C’est l’effet de la mondialisation, mais aussi de mécanismes de solidarité interétatiques, comme l’aide publique au développement que certains remettent de plus en plus en question, dans un monde qui se fragmente et se polarise. Malheureusement, depuis la crise du Covid, ces chiffres sont en train de remonter, avec quelque 120 millions de personnes supplémentaires désormais touchées. L’indice de développement humain a reculé dans 9 pays sur 10 depuis la pandémie.
Malheureusement aussi, il ne suffit pas de regarder le niveau de revenu moyen par habitant pour conclure à la sortie d’un pays de la vulnérabilité. Les chocs d’aujourd’hui, qu’ils soient pandémiques ou climatiques, illustrent combien tout cela est fragile et combien sont nécessaires des investissements beaucoup plus lourds et structurants que ce qui relève de la simple “aide”. Y compris des investissements privés beaucoup plus nombreux qui doivent être incités et garantis par les banques multilatérales de développement.
Mais la crise du Covid-19 a justement démontré les terribles reculs en termes de pauvreté et de développement quand l’économie mondiale ralentit et qu’on referme les frontières…
Vous avez raison. Et le Covid a aussi mis en lumière nos faiblesses, à trop déléguer des pans entiers de nos productions à d’autres régions du monde, sans réflexion stratégique. En France, on s’est rendu compte qu’on ne savait plus fabriquer de masques. Certains pays africains, eux, qui avaient l’habitude d’importer 95 % de leurs médicaments ou de leurs vaccins, en ont plus encore fait les frais.
Et puis la mondialisation, c’est aussi une donne dont certains ont tiré bien plus parti que d’autres. Le secteur financier, par exemple : les transactions boursières mondiales ont vu leur montant multiplié par 300 en quarante ans. Un secteur, qui plus est, qui se nourrit des crises et de la spéculation qui les accompagnent, y compris dans des moments dramatiques comme l’inflation des prix des denrées alimentaires après l’invasion de l’Ukraine. La question, c’est comment ceux qui en ont le plus bénéficié peuvent aujourd’hui contribuer au développement et à la lutte contre le réchauffement climatique. C’est pour cela qu’à One, nous plaidons pour une taxe qui viendrait compléter les apports des Etats et des institutions internationales. Cela pourrait être une taxe sur le transport maritime ou une taxe sur l’extraction de fossiles. Celle qui a notre préférence est une taxe sur les transactions financières. L’économiste Gunther Capelle-Blancard, avec qui nous avons travaillé, estime qu’appliquée aux pays du G20 et étendue jusqu’aux transactions intrajournalières et au trading à haute fréquence, elle pourrait rapporter jusqu’à 400 milliards d’euros par an. 400 milliards pour une taxe quasiment indolore et particulièrement juste… ça ne se refuse pas.
Mais ce qui ressort des négociations en amont du sommet à Paris, c’est que la taxe qui aurait le vent en poupe, c’est celle sur le transport maritime. Cela pourrait rapporter 100 milliards de dollars par an. Le problème, c’est qu’on ne sait pas si les recettes tirées seront vraiment versées au Sud pour le développement et la lutte contre le changement climatique. Ou si elles seraient simplement utilisées par les transporteurs pour moderniser leurs équipements et faire leur propre transition écologique.
Comme vous le soulignez, de nombreux pays sont pris à la gorge par le poids de leur endettement. Faut-il s’attendre à des avancées sur ce sujet ?
Il faut l’espérer. L’endettement des pays émergents et en développement est plus haut qu’il n’a jamais été pendant les cinquante dernières années. Il faut dire que les dysfonctionnements du système actuel sont tellement flagrants. Un exemple : emprunter de l’argent pour des projets d’énergie propre coûte 13 % plus cher aux pays en développement qu’aux pays avancés.
On a calculé que 1 personne sur 5 dans le monde vit aujourd’hui dans un pays en situation de détresse ou à risque de détresse à l’égard de sa dette. Concrètement, quand ces pays finissent par faire défaut, le couperet qui tombe, c’est le risque d’être exclus des marchés financiers, donc, globalement, de ne plus pouvoir rien faire ou financer. Et pour ceux qui n’en sont pas encore à ce stade, mais qui s’en approchent, ils ont à faire un choix quasiment impossible entre le remboursement de leur dette et le paiement des salaires de leurs fonctionnaires. En avril, le Kenya a fini par choisir la première option et a laissé ses fonctionnaires sans paie…
Au sommet, donc, il y aura des cas très précis, comme celui du Ghana ou de la Zambie, au bord du précipice et auxquels une solution doit être apportée de toute urgence pour éloigner le défaut de paiement. Il y a aussi la façon dont la Chine et le secteur privé, grands créanciers de ces pays vulnérables, fournissent les efforts requis pour les tirer d’affaire. Et puis il y a cette idée pour l’avenir d’une clause suspensive des intérêts de la dette pour les pays touchés par une catastrophe climatique, que nous appelons fortement de nos vœux.
Vous êtes également présidente de France Terre d’asile. Aujourd’hui, des sondages montrent que 70 % des Français ne veulent plus aucune immigration. Même Edouard Philippe, qui incarne pourtant une droite classique libérale, vient de durcir son positionnement sur le sujet dans un entretien accordé à L’Express. Cela vous inquiète-t-il ?
Je suis convaincue que les résultats de ces sondages traduisent avant tout les récits auxquels sont exposés les Français. Entre parenthèses, je lisais hier un autre sondage très intéressant au sujet de ce qui préoccupe les Français et remarquais que la santé, qui trustait systématiquement les premières places depuis trois ans, avait dégringolé, tombant à 13 %… Comment ne pas comprendre que, dès lors qu’on arrête de vous parler de Covid-19 toute la journée sur les ondes, vos perceptions se cadrent différemment ?
Il en va exactement de même avec les sujets d’immigration : comment ne pas noter la différence de perception de l’opinion publique entre l’épisode d’accueil d’Ukrainiens et celui réservé aux autres demandeurs d’asile ? Lorsque les pouvoirs publics font en sorte que ça se passe bien, que les procédures administratives soient les plus fluides possible, que pas un seul Ukrainien ne dorme sous un pont, que les enfants soient inscrits rapidement à l’école, les Français non seulement n’y voient aucun problème, mais ressentent de la fierté à être au rendez-vous de leur humanité. Sur 100 000 Ukrainiens accueillis, 40 000 ont d’ailleurs été hébergés par nos compatriotes. A l’inverse, lorsque les pouvoirs publics laissent prospérer les entraves administratives, les campements, les zones de non-droit et la rhétorique de l’extrême droite, on crée des indésirables.
En tout état de cause, les deux sujets, bâtir un nouveau pacte financier et l’immigration sont souvent liés : un partenariat plus équilibré, une ambition réelle pour financer la transition énergétique à l’échelle du monde, c’est aussi de l’emploi et des perspectives pour une jeunesse du Sud qui ne demande qu’à les avoir, ces perspectives. Chacun des milliers de milliards que nous demandons à la communauté internationale de consacrer sérieusement au défi du changement climatique et au développement du Sud est autant d’investissement dans un avenir plus serein pour tous.
Entretien paru dans l’Express, le 20/06/2023.
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