CARTE BLANCHE. La directrice France de l’ONG One, ancienne ministre de l’Education nationale, plaide pour de nouveaux rapports fondés sur la défense des libertés civiles, l’investissement pour le développement et l’ouverture européenne.
Mali, Tchad, Guinée, Burkina Faso, Niger et désormais Gabon : en l’espace de trois ans, six pays d’Afrique francophone ont connu des coups d’Etat militaires et une remise en cause de la légalité constitutionnelle, mettant à nu les manquements de la politique africaine de la France. L’intervention des forces armées dans le jeu politique, comme un mode de régulation de luttes de pouvoir que ne peuvent dénouer les élections, n’est certes pas une spécificité des Etats issus des anciennes colonies françaises depuis leur indépendance : le Soudan, actuellement en proie à une crise armée, a connu dix-sept coups d’Etat ou tentatives depuis les années 1950, le Burundi onze, le Ghana dix, le Nigeria huit.
Ces putschs s’inscrivent en outre dans des contextes nationaux et régionaux bien particuliers, les pays du Sahel, d’Afrique centrale ou de l’Ouest ne faisant pas face aux mêmes problématiques : alors que les putschs au Sahel semblent illustrer l’inefficacité des régimes démocratiques à faire face à la crise sécuritaire qui les frappe, la population gabonaise semble se ranger derrière le putsch au nom précisément du rétablissement de la démocratie, confisquée par un clan familial au pouvoir depuis cinquante-cinq ans.
Relation postcoloniale
Pourtant, au travers de ces crises politiques, la France est bien interpellée sur les orientations de sa politique africaine, et sa position sur le continent apparaît aujourd’hui fragilisée. Derrière les instrumentalisations de putschistes en mal de légitimité, qui exploitent le ressentiment postcolonial en désignant notre pays comme bouc émissaire, au-delà des mises en scène de manifestations antifrançaises qui n’ont rien de spontanées, malgré la propagande russe et en dépit des ambitions commerciales chinoises, il existe bien une réalité : celle de l’exaspération de populations appauvries, d’un développement économique confisqué, d’une démocratisation inachevée et d’aspirations des sociétés civiles africaines que la France n’a pas pu, pas voulu ou pas su accompagner.
La « Françafrique » n’est plus, depuis longtemps, la politique de la France à l’égard des Etats africains issus de ses anciennes colonies. Certes, la suspicion vis-à-vis de la France trouve son origine dans les faux-semblants de la relation postcoloniale mise en place dès les années 1960 : faire semblant de partir, pour finalement mieux rester. L’accès à la souveraineté internationale a été consenti en échange d’accords de coopération militaire, d’une sécurisation de l’accès aux ressources et aux marchés. Bref, de la perpétuation d’un droit d’ingérence, qui a été fort légitimement perçu pour ce qu’il était : une indépendance de façade.
Mais qui peut sérieusement soutenir que cette situation est toujours la même soixante ans après ? Le temps où l’Elysée choisissait les présidents pour sauvegarder son influence comme le fit Jacques Foccart en 1967 avec Omar Bongo, où Elf confondait ses intérêts économiques avec ceux des pays qui l’accueillaient, où l’ambassadeur de France était une personnalité d’importance rivalisant avec les ministres ou chefs d’Etat, ce temps-là est bel et bien révolu, depuis des décennies. La souveraineté des pays africains indépendants depuis les années 1960 n’est fort heureusement plus négociable. Aucun gouvernement français ne l’a sérieusement remise en question depuis au moins deux décennies. Et personne ne peut être dupe des mensonges de putschistes qui prétendent se présenter en libérateurs tout en livrant leur pays, sa sécurité, ses ressources et finalement sa souveraineté à la prédation de mercenaires russes.
Intérêts économiques mineurs
Les intérêts économiques français sont par ailleurs mineurs au sein de son ancien « pré carré ». La part du commerce extérieur des Etats concernés avec leur ancienne puissance coloniale s’est effondrée depuis 1990, au profit principalement de la Chine avec laquelle les échanges étaient quasi inexistants il y a trente ans : au Niger, elle est passée de 52,8 % à 4 %, contre 16,2 % pour la Chine. A peine 7,4 % du commerce extérieur gabonais se fait aujourd’hui avec la France, contre 37 % en 1990, tandis que la Chine représente désormais 38,8 % des échanges. La France ne représente plus que 4,8 % du commerce extérieur du Burkina Faso, contre 7,3 % pour la Chine. Les échanges du Tchad avec la France ont été divisés par quatre depuis 1990 et ne représentent plus que 8,5 % de son commerce extérieur, tandis que ceux avec la Chine ont été multipliés par quinze et s’établissent à 22,8 %.
Les pays d’Afrique de l’Ouest sont loin d’être des clients importants de la France : le montant des exportations françaises avec les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA, regroupant Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée Bissau, Mali, Niger, Sénégal, Togo) est comparable à celui concernant la seule Tunisie (3,8 milliards d’euros), loin derrière le Maroc (6,5 milliards) et l’Algérie (4,5 milliards), et devant l’Egypte (2,2 milliards) et l’Afrique du Sud (1,8 milliard).
L’indépendance énergétique française n’est pas liée aux ressources naturelles en provenance du continent africain : en 2022, l’uranium du Niger, septième producteur mondial, ne représente que 20 % des combustibles des centrales nucléaires françaises, soit deux fois moins que celui en provenance du Kazakhstan. Le continent n’absorbe qu’à peine 4 % des investissements directs étrangers français.
La France ne s’enrichit donc pas sur le dos de pays appauvris, pas plus qu’elle ne détermine sa politique africaine en raison de ses seuls intérêts économiques, désormais relatifs. Donner du crédit en 2022 aux fantasmes sur la toute-puissance d’une prétendue « Françafrique », instrumentalisés par les juntes militaires, n’aide ni à comprendre les enjeux, ni à répondre aux aspirations des populations concernées, dont le rejet de la France n’est qu’une illustration de leurs espoirs déçus.
Les échecs du développement
Pour autant, la politique française sur le continent ces dernières années n’a pas été dénuée d’ambiguïtés. Après le discours de La Baule de François Mitterrand en 1990, la démocratisation tant espérée n’a finalement été que cosmétique, et Paris s’est largement accommodé du recyclage des régimes autocratique et corrompus, tant que leurs élites ne tournaient pas le dos à ses intérêts du moment.
Comment ne pas comprendre que la réaction de soulagement des Gabonais enfin libérés de la prédation de la famille Bongo risque d’éclabousser la France, alors même que la célérité avec laquelle le président Sarkozy avait félicité la première élection frauduleuse d’Ali Bongo en 2009 nous a rendus de facto complice de son régime ? Le ridicule fut même consommé lorsque son secrétaire d’Etat à la Coopération Alain Joyandet osa qualifier sans rire de « rupture » la passation de relais dynastique du père au fils
Tandis que dans les années 1990 s’instaurait un multipartisme dévoyé, largement contourné par la fraude électorale, les promesses du développement n’étaient pas tenues pour des populations appauvries. L’explosion démographique est venue limiter les bénéfices d’une croissance soutenue, largement dépendante du cours des matières premières et dont les bénéfices demeurent mal répartis. L’insuffisance d’infrastructures sanitaires et sociales, la persistance de problème de santé et de malnutrition, les faibles progrès de la scolarisation, la marginalisation des femmes sont autant de rappels des échecs du développement.
Dans ce contexte, la France a navigué à vue. Sans boussole et sans cap, elle a maintenu des liens avec des régimes honnis, tout en poursuivant ses intérêts à court terme. Elle s’est fourvoyée par des paroles publiques humiliantes qui ont laissé des traces, comme celles du discours méprisant du président Sarkozy à Dakar en 2007 fustigeant un « homme africain pas assez entré dans l’histoire ».
Au Sahel, la politique française s’est progressivement militarisée depuis 2013 : bien que ces opérations aient été mises en œuvre à la demande des pays concernés menacés d’effondrement, malgré les tentatives d’européaniser cette présence militaire, de se ranger derrière un commandement régional ou d’agir dans un cadre multilatéral, et en dépit de réels succès dans la lutte antiterroriste, le retour de soldats de l’ancienne puissance coloniale a transformé notre pays en bouc émissaire idéal aux yeux d’élites politiques ou militaires en faillite. Absorbée par la lutte contre les menaces envers les intérêts sécuritaires français et européens, la France n’a pas vu le piège politique se refermer sur elle : elle en paye aujourd’hui le prix.
Tandis que montaient les enjeux sécuritaires dont elle était injustement rendue responsable, la France est restée en retrait et inaudible face aux aspirations des populations en matière de développement économique et social. Pendant la pandémie de Covid-19, l’égoïsme vaccinal des pays occidentaux à l’égard de l’Afrique, qui continuaient d’acheter plus de vaccins qu’ils n’en avaient besoin, s’est avéré irrationnel et injuste, alors qu’aujourd’hui encore à peine 30 % de la population africaine est vaccinée et que le continent ne dispose d’aucune capacité de production. 20 % de la population du Burkina Faso est aujourd’hui vaccinée contre le Covid-19. Aux yeux de nombreux pays, la France a perdu une occasion de redorer son blason en refusant de soutenir la demande formulée par l’Inde et l’Afrique du Sud de suspendre temporairement les droits de propriété intellectuelle sur les vaccins contre le Covid-19 pour faciliter leur diffusion.
Aujourd’hui les pays d’Afrique subsaharienne ont besoin d’investir massivement dans les infrastructures, la formation, la santé, le climat, la numérisation ou l’agriculture durable. Pour autant, l’endettement n’a jamais été aussi élevé depuis plus d’une décennie : une vingtaine de pays africains sont à l’heure actuelle en faillite ou présentent un risque élevé de surendettement. Le service de la dette, accru par la hausse récente des taux d’intérêt, s’élève à 64 milliards de dollars en 2022, soit le double du montant de l’aide bilatérale reçue par les pays du continent.
En raison de l’insuffisance des capitaux abordables à leur disposition, le financement des pays africains sur les marchés financiers va même leur coûter 56 milliards de dollars supplémentaires en frais de remboursement sur les nouveaux emprunts contractés entre 2017 et 2021, les taux d’intérêt sur les obligations étant cinq fois plus élevés que ceux des prêts de la Banque mondiale. Le respect des objectifs nationaux d’aide publique au développement, la hausse des financements et la réforme des banques multilatérales – au premier rang desquelles la Banque mondiale –, la redistribution d’une partie des droits de tirages spéciaux des pays les plus riches aux pays à faible revenu et l’allègement du fardeau de la dette des pays africains sont plus que jamais nécessaires.
Essor démographique
Plus profondément, c’est parce qu’elle s’est trop longtemps désintéressée des évolutions considérables à l’œuvre sur le continent que la France ne comprend plus les attentes des populations, à commencer par les aspirations d’une jeunesse réclamant son droit à l’avenir. Elle n’a pas su s’adapter aux conséquences d’une mondialisation du continent africain qui marginalisait son influence. Elle s’est désintéressée des enjeux contemporains, restant enfermée dans des certitudes anachroniques et des postures qui sont vite passées pour de l’arrogance. La mondialisation économique a ouvert le continent à de nouveaux acteurs, à commencer par la Chine, rendant d’autant plus relative sa position.
L’essor démographique a rebattu les cartes, ouvert de nouveaux marchés aux investisseurs autant qu’il a limité les bénéfices d’une croissance économique, déjà fragilisée par les fluctuations des prix des matières premières, les politiques économiques inadaptées, les programmes d’ajustement structurel imposés. Entre 1960 et 2018, le PIB des pays d’Afrique subsaharienne a été multiplié par sept, mais le PIB par tête n’a augmenté que de 50 %. La population de la région a été multipliée par cinq entre 1960 et 2020 : elle représente dorénavant 14 % de la population mondiale, contre 7 % en 1960. Son rajeunissement est sans précédent : 62 % de la population a moins de 25 ans, contre 44 % dans l’ensemble des pays en développement et 27 % dans les pays développés. Au Sahel, 40 % de la population a moins de 15 ans. Environ 15 millions de jeunes entrent chaque année sur le marché du travail sur le continent, mais le rythme actuel de création d’emplois y est largement insuffisant. Conséquence : les jeunes représentent 60 % de l’ensemble des chômeurs au sein des pays africains.
Confronté au ralentissement de sa croissance, à une inflation bondissante et à une dette de plus en plus lourde, le continent a même récemment connu sa première augmentation de l’extrême pauvreté depuis deux décennies. Jusqu’à 70 % des travailleurs africains sont des « travailleurs pauvres » selon l’Organisaton internationale du Travail, et à peine 22 % d’entre eux vivent au-dessus de 5,50 dollars par jour. Comment ne pas comprendre que c’est bien l’exaspération d’une jeunesse laissée sans autre perspective que l’exil pour s’en sortir qui explique le soutien populaire apporté au renversement de régimes autocratiques, corrompus et impuissants face à la dégradation de la situation sociale et sécuritaire et auxquels la France demeurait, à tort ou à raison, associée ?
Même son attachement au respect des valeurs démocratiques est aujourd’hui devenu inaudible à force de positionnement à géométrie variable, lorsque les règles constitutionnelles sont malmenées ou l’alternance empêchée. Avant la dénonciation du coup d’Etat au Niger, Paris s’était accommodé de la confiscation du pouvoir au Tchad en avril 2021 par le fils du président Idriss Déby, que les Français avaient sauvé militairement à plusieurs reprises lorsqu’il était menacé par des insurgés, du renversement du président Keïta en 2020 au Mali et de celui du président guinéen Condé en 2021. Trop de « realpolitik » a fini par décrédibiliser la sincérité de l’attachement de la France aux droits et libertés des peuples. La posture de donneur de leçons ne passe plus.
L’éloignement des sociétés africaines vis-à-vis de la France est une réalité à laquelle notre pays n’a pas su répondre, focalisant sa diplomatie sur le maintien de bonnes relations avec des régimes déconsidérés et impuissants. Les appels à la fermeture des frontières, la défiance à l’égard des migrants, le recul de la solidarité, relayé à longueur d’antenne sur les télévisions françaises qui sont aussi regardées en Afrique francophone, ont certainement contribué à accroître le fossé entre notre pays et des populations qui se détournaient peu à peu de lui. Mais rien n’est définitivement joué : le nombre d’étudiants africains choisissant de poursuivre leurs études dans les universités françaises n’a par exemple jamais été aussi important qu’en 2022, démontrant les attentes fortes d’une partie de la jeunesse d’Afrique francophone à l’égard de notre pays que nous ne devons pas décevoir.
Idéalisme sans illusion
La situation actuelle doit permettre une introspection et surtout une redéfinition des objectifs et des moyens des relations entre la France et les pays d’Afrique francophone. Il est urgent de renouer avec les forces vives des sociétés civiles, en aidant à répondre à leurs aspirations. Par des investissements mieux ciblés, sur les enjeux de la formation, de la santé, de la culture et de la francophonie, débarrassés des conditionnalités migratoires et des perspectives de retombées économiques. La France doit sortir de son splendide isolement sur le continent, européaniser ses relations avec les pays d’Afrique et inscrire son action dans le cadre des priorités des organisations régionales. Elle doit redevenir le champion du respect des droits humains, de la légalité internationale, du multilatéralisme et des droits des peuples, aux yeux des populations des pays africains comme de l’ensemble des pays en développement.
Le récent sommet organisé par la France en juin 2023 en faveur d’un « nouveau pacte financier mondial », au travers duquel le président Macron appelait à stimuler les investissements publics et privés vers les pays du Sud, est une initiative importante, qui doit continuer d’orienter nos efforts. La promesse de réforme du franc CFA datant de 2019, qui concentre les critiques, doit enfin aboutir et surtout être économique et pas seulement administrative, tant son adossement à l’euro pénalise les économies des pays concernés.
En matière de relation entre la France et l’Afrique, les discours généreux et les promesses ne peuvent plus être l’arbre qui cache une forêt de faux-semblants et de compromissions. Le « reset » des relations de la France avec les populations africaines implique de la lisibilité et de la continuité pour relayer leurs voix comme celles des pays pauvres, sans décider à leur place, avec le souci d’établir des partenariats d’égal à égal. Elles doivent être portées par un idéalisme sans illusion, plutôt que guidées par le cynisme de la « realpolitik ».
Le récent sommet des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui a vu leur élargissement, et auquel le président Macron n’est pas parvenu à participer, doit être considéré comme une opportunité pour renouer avec des pays du Sud qui veulent être acteurs de leur destin et peser sur les évolutions mondiales. La « désoccidentalisation » du monde est une perte de monopole, mais c’est un rééquilibrage nécessaire : il ne tient qu’à nous qu’elle ne se traduise pas par une perte d’influence. Car si nous ne rééquilibrons rapidement pas notre politique étrangère à l’égard des pays africains, nous risquons tout simplement l’effacement.
Tribune publiée dans L’Obs, le 6 septembre 2023.
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