“Les Nouvelles Lettres Persanes” aux éditions Usbek & Rica: ma lettre à Françoise Héritier

Droits des femmes France terre d'asile ONE Publié le 15 novembre 2023

Dans ce monde qui se perd, qui ne ressent pas le besoin fou de se reconnecter ? À l’Histoire, au futur, au lointain, au proche. Alors quand Usbek & Rica viennent nous voir avec leur très beau projet de Nouvelles Lettres Persanes, difficile de dire non. Restait à choisir à qui adresser sa lettre. C’est un véritable exercice d’introspection. J’ai choisi Françoise Héritier. Mais chacun des destinataires choisis par mes collègues dans ce très beau recueil est inspirant. Merci et bravo pour cette superbe aventure. Et merci à la Librairie Ici de nous avoir accueillis pour le lancement.

Chère Françoise,

Je te dérange là où tu es, mais tu nous manques si fort. Ta voix douce, ton esprit immense, ta clairvoyance, ton engagement dans la cité, ton sens des mots et des causes justes, ta sagesse, ta curiosité insatiable, la façon que tu avais d’embrasser l’humanité toute entière…Tout de toi nous manque.

Je me souviens comme si c’était hier de l’annonce de ton grand départ, c’était le 15 novembre 2017, jour de ton anniversaire. C’était aussi au moment même ou s’allumait un feu , celui de la parole des femmes que tu avais toi-même si ardemment défendue et appelé de tes voeux.

L’evidence de la domination masculine et de cette terrible valence différentielle des sexes – la place différente et furieusement inégale accordée aux femmes et aux hommes- que tu avais continument documenté depuis des décennies, sautait enfin aux yeux de tous. « L’homme possède et la femme appartient » avais-tu coutume de dire. Et il en était ainsi depuis le Néolithique quand les hommes avaient décidé de contrôler la capacité des femmes à enfanter, ce privilège de reproduction, ce pouvoir de mise au monde qui leur échappait. Cette domination, tu l’avais analysée aussi bien dans les tribus africaines où tu avais commencé ta carrière d’ethnologue – stupéfaite de voir les mères répondre immédiatement aux pleurs de leurs garçons et laisser leur filles pleurer- que dans nos sociétés occidentales, encore archaïques sous leurs atours modernes.

Cette valence différentielle, je l’ai à nouveau douloureusement ressentie à ta disparition: tu méritais un hommage infiniment plus immense que celui qui te fut rendu, je t’imagine d’ici protester et le refuser d’emblée de la tête, tu étais toute entière modestie et choses simples de la vie. Mais je maintiens : tu manques et j’aimerai tant trouver le moyen un jour de contribuer à la cérémonie qui aurait du nous permettre de te dire adieu à ta mesure.

En attendant, faisons donc comme si cela n’avait été qu’un au-revoir, et offre-moi, s’il te plait, le privilège d’une dernière conversation. Nous avons tellement besoin de tes lumières ici-bas.

Françoise, le monde ne va pas bien. Celui que tu as laissé en 2017 n’était pas parfait, loin de là, mais il pouvait laisser espérer des progrès sur ce qui fut ton sujet d’étude et de passion. Le mouvement Me too que tu avais eu le temps d’acclamer semblait produire ses secousses partout sur la planète, et de nouveaux standards voir le jour. Les jeunes générations paraissaient désormais pétries de refus du patriarcat et de combat pour l’égalité des sexes.

Et pourtant. Et pourtant ta sentence qui m’avait un jour glacé le sang ,« Nous sommes les seuls parmi les espèces où les mâles tuent les femelles » ne s’est jamais démentie. Jamais. Et ce dont je veux te parler aujourd’hui, c’est d’un pays devenu entretemps l’hyperbole de cette terrible démonstration.

Un pays dans lequel on a éteint la lumière sur les femmes et les filles au vu et au su du monde. Bien loin des fragments d’espoir distillés lorsqu’en 2004 y était adoptée une nouvelle constitution qui garantissait la protection des droits des femmes. Tu l’as compris: c’est de l’Afghanistan que je te parle.

Oh certes, cette constitution ne nous empêchait pas de déplorer encore en 2013 ou 2014 que 9 femmes sur 10 s’y déclarent victimes de violences physiques, sexuelles et psychologiques, ou l’objet de mariages forcés. Pas plus qu’elle n’avait su prévenir les multiples attentats meurtriers contre les défenseuses des droits des femmes et les horreurs du quotidien. Leurs noms résonnent encore dans ma mémoire, Hanifia Safi, tuée au volant de sa voiture dans la province de Laghman pour son combat contre les violences de genre, Safia Ama Jan, assassinée dans la province méridionale de Kandahar pour avoir donné des cours clandestins aux filles, Mah Gul décapitée à 20 ans pour avoir refusé de se prostituer. Et tant d’autres encore, dans un pays où il continuait de paraitre normal qu’une femme soit lynchée par son époux pour suspicion de tromperie.

Mais tu n’as pas vu la suite et la lente agonie. Ces dizaines de jeunes filles de 13 à 18 ans, enterrées en mai 2021 dans le « cimetière des martyrs »après avoir été fauchées la veille par trois explosions de bombes devant leur école. Pour avoir voulu s’instruire et s’émanciper. La semaine précédente, bravant la peur les interdits et les menaces, elles avaient protesté contre le manque de professeurs et de matériel scolaire…

Tu n’as pas vu ce terrible 15 août 2021, la prise de Kaboul par les Talibans et le début d’une régression sans équivalent dans le monde pour les femmes et les filles de ce pays. « II y a une forme de légèreté et de grâce dans le simple fait d’exister » disais -tu. Peu à peu, les afghanes n’existent plus.

Dépossédées de leurs droits, de leurs libertés et de leurs perspectives d’avenir, les voilà effacées de l’espace public. Plus de parcs et jardins publics pour elles. Plus de salles de sport ou de bains publics. Plus d’université et plus d’école après 12 ans. Plus de droit à travailler dans la plupart des secteurs. Elles sont intimidées, battues et persécutées dès qu’elles osent opposer une résistance. Récemment, les salons de beauté, un des derniers espaces de socialisation et de liberté, ont dû baisser le rideau. Le pouvoir taliban les a tout bonnement bâillonnées, confisqué leur parole et brisé leurs rêves.

Il n’est pas à l’heure actuelle pire pays que l’Afghanistan dans lequel naître et être femme. Amnesty International publiait récemment un rapport qualifiant les persécutions qui sont devenues leur lot quotidien de « crime contre l’humanité en raison du genre ».

C’est de cela que je voulais te parler Françoise. Pas pour assombrir ta retraite, mais parce que nulle part je ne trouve de réponse à ce cauchemar. Et que je me dis que l’immense anthropologue que tu étais, celle qui avait ce souci permanent de nous faire mieux comprendre, mieux percevoir le monde et ses structures, aurait sû nous dire. Nous dire par quel bout commencer quand la brutalité est telle qu’elle se soustrait à la raison. Vers quelle source de lumière se tourner dans l’obscurité la plus totale? Avec toi, on se sentait tous tellement plus intelligents.

Ce féminicide de masse, car c’est bien de cela qu’il est question, nous rappelle encore et encore et encore que les femmes, les jeunes filles, sont toujours les plus vulnérables. Qu’elles sont toujours les premiers instruments de terreur, les premières victimes de la guerre, les premiers signes d’une société malade : les jeunes filles de Kaboul ont rejoint le tragique cortège des lycéennes de Chibok au Nigeria, des jeunes Yezidies, des dizaines de milliers de victimes de viol au Soudan, en RDC, en Colombie, au Népal, en Inde, en Tchétchénie, des femmes devenues armes de guerre en Ouganda, en Afrique du Sud au Sierra Leone ou en Ukraine.

Quand est-ce que ca s’arrêtera ? Comment diable mobiliser enfin à la hauteur pour elles, des citoyens aux chefs d’Etat, toute la communauté internationale, un vaste sursaut de conscience planétaire déterminé à ne rien céder?

Je voulais cette lettre comme une déclaration d’amour pour toi chère Françoise, je suis désolée qu’elle sonne comme un cri de désespoir.

Je t’embrasse comme je t’aime.

Najat Vallaud-Belkacem.

Directrice Générale de ONE France
Présidente de France Terre d’Asile
Ancienne Ministre.

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