« Pour y voir clair dans le Far West des financements climatiques » – Chronique pour L’Obs

ONE Publié le 1 décembre 2023

Près des deux tiers des fonds promis pour aider les pays pauvres n’ont jamais été décaissés ou n’ont pas grand-chose à voir avec le climat. La directrice France de l’ONG One, ancienne ministre de l’Education nationale, dénonce une comptabilité fantaisiste et des stratégies de détournement.


Alors que s’ouvre la COP28 et que les conséquences du changement climatique se font de plus en plus ressentir dans nos vies, les observateurs s’apprêtent à focaliser leur attention sur les promesses de financements consacrés à la lutte contre le changement climatique, devenues la boussole de l’ambition des gouvernants.

Que l’on ne s’y trompe pas : ces financements climatiques sont une absolue nécessité. Les pays industriels parmi les plus riches de la planète sont les plus émetteurs de carbone, depuis des décennies. Les quatre principaux émetteurs (Chine, Etats-Unis, Union européenne à 27 et Inde) ont contribué à plus de 55 % des émissions totales au cours de la dernière décennie. En 2020, l’ensemble des pays du G20 représente 75 % des émissions mondiales.

Le souci de justice climatique le plus élémentaire, comme la simple recherche d’efficacité dans la lutte globale contre le réchauffement climatique, exige d’évidence d’organiser une redistribution à l’échelle mondiale d’une partie des richesses des pays riches à destination des pays pauvres, qui sont souvent les plus vulnérables à ses conséquences.

En 2009, les pays industrialisés s’étaient ainsi fixé l’objectif de mobiliser 100 milliards de dollars par an pour les pays en développement dans le cadre de la lutte contre le changement climatique. Cet objectif était déjà peu ambitieux face aux enjeux, et presque ridicule en comparaison à d’autres priorités : rien que pour l’année 2021, le seul volume des dépenses militaires de ces mêmes pays a été douze fois plus important.

343 milliards de dollars

Or si l’Organisation de Coopération et de Développement économiques (OCDE) annonce que ces 100 milliards de dollars annuels ont été atteints cette année, personne ne sait exactement ce qui a été comptabilisé, et les données ne sont pas publiques. Il n’existe pas de définition officielle des fonds qui peuvent être comptabilisés dans l’objectif des 100 milliards. S’y mélangent financements privés, publics, crédits à l’exportation…

En réalité, les bailleurs décident eux-mêmes de ce qui relève d’un financement pour le climat et aucune institution internationale n’utilise la même méthodologie pour les compter. Une annonce faite par le Royaume-Uni en octobre 2023 illustre parfaitement l’absurdité qu’il y a à laisser les bailleurs décider de ce qui peut être comptabilisé comme financements climatiques, sans définition commune ni contrôle : Londres prévoit en effet d’élargir sa définition des financements climatiques afin de pouvoir gonfler ses chiffres, sans pour autant dépenser une livre sterling de plus.

Mais où sont et ou vont réellement les milliards d’argent public promis ? Pour y voir clair dans ce Far West des financements climatiques, ONE a élaboré les « Climate Finance Files », nouvelle base de données en open source qui révèle des chiffres inédits et détaillés sur les financements publics réellement accordés par les Etats et les institutions internationales pour soutenir les pays vulnérables face au changement climatique. Après des mois de travail pour rassembler les centaines de millions de données sur le sujet, il s’avère que près des deux tiers des financements publics déclarés auprès de l’OCDE n’ont en réalité jamais été décaissés ou n’ont pas grand-chose à voir avec le climat. Au moins 343 milliards de dollars entre 2013 et 2021 manquent à l’appel.

Deux problèmes majeurs émergent dans la comptabilité des financements climatiques. Premièrement, l’OCDE considère dans son calcul que tout projet ayant un lien, même minime, avec le climat, peut être comptabilisé dans sa globalité au titre des financements climatiques : au prétexte d’installer un panneau solaire sur un aéroport, c’est l’investissement total de sa construction qui sera pris en compte pour le climat ! En l’absence de règles et de méthodologies communes, la créativité des bailleurs pour repeindre en vert tous les types de financements et faire illusion sur le respect de leurs engagements est presque sans limite.

Le Japon intègre par exemple à ses efforts contre le changement climatique… le financement d’une centrale à charbon ! Les Etats-Unis considèrent que le financement d’un hôtel peut être comptabilisé au titre de leurs financements climat. L’Italie n’hésite pas à y ajouter la construction d’une usine de chocolat. Ainsi, la promotion de l’utilisation du gaz naturel (Japon et Etats-Unis) et des équipements de la police (Italie) ou la lutte contre le terrorisme (Union européenne et Italie) sont aussi intégrées sans vergogne à la comptabilisation des efforts financiers contre le réchauffement climatique.

Deuxièmement, contrairement aux autres flux financiers à destination des pays pauvres, comme l’aide publique au développement, pour laquelle seuls les décaissements, soit l’argent véritablement reçu par les pays récipiendaires, sont comptabilisés, s’agissant des financements climat, l’OCDE a choisi de comptabiliser les engagements, soit les intentions ou les promesses de financements.

Disons qu’un pays prévoie de financer une éolienne dans un pays pauvre à hauteur de 1 million d’euros, mais qu’à la fin de l’année, pour cause de coupe budgétaire ou d’abandon du projet, seuls 10 % des fonds ont été décaissés, c’est bien 1 million d’euros qui seront comptés dans le total des financements climat de ce pays. Sans surprise, dans l’immense majorité des cas, les décaissements sont inférieurs aux engagements.

Crise de confiance

Cette situation est devenue grotesque. Car, au final, elle dissimule l’inaction. Le Nigeria n’a ainsi reçu que 24 % des financements qui lui avaient été promis entre 2013 et 2021, le Sénégal 34 % et le Kenya 48 %. Et pour un grand nombre de pays pauvres, les remboursements de la dette sont souvent bien plus importants que les financements climat qu’ils reçoivent : ce fut le cas de 20 pays parmi les 46 les plus lourdement endettés entre 2019 et 2020. Sept de ces pays se trouvent en Afrique.

Et comme si cela ne suffisait pas, 58 % de l’ensemble des financements climat alloués aux 54 pays les plus lourdement endettés entre 2019 et 2021 sont… des prêts, risquant d’aggraver la crise de la dette et de compromettre la capacité de ces pays à lutter contre le changement climatique à long terme. Les millions de personnes qui subissent déjà de plein fouet les effets du changement climatique sont les premières victimes de l’opacité à l’œuvre autour des financements climats.

Pour être à la hauteur du défi que représente le changement climatique, il est urgent de garantir que tous les bailleurs utilisent des méthodologies communes, transparentes et vérifiables pour le calcul de leurs contributions. Car les promesses non tenues, les exagérations grossières et les irrégularités douteuses sont à l’origine d’une crise de confiance sans précédent entre les pays pauvres et les pays donateurs, dont ils ne croient plus les promesses et qu’ils considèrent comme hypocrites.

C’est une question de confiance pour nos partenaires mais aussi pour les citoyens. Il s’agit bien d’argent public, et nous avons tous le droit de savoir comment il est dépensé. Si nos dirigeants continuent à faire croire que des sommes immenses sont dépensées pour soutenir les pays pauvres, mais que les résultats ne suivent pas, le soutien des citoyens pour la solidarité internationale risque aussi de s’éroder petit à petit. L’enjeu de la COP28 qui s’ouvre n’est rien de moins que de rétablir la confiance dans la parole donnée, pour obtenir enfin des résultats, au risque d’affaiblir l’adhésion de tous les citoyens aux efforts nécessaires pour le climat, au moment précis où ces mutations sont plus que jamais l’affaire de tous.

Par Najat Vallaud-Belkacem (directrice France de l’ONG One)

Tribune publiée dans L’Obs le 30 novembre 2023.