« Rien ne justifie que l’école privée tolère, voire organise, le tri silencieux des élèves selon leur origine sociale » – Tribune dans Le Monde

Jeunesse Éducation nationale Publié le 26 janvier 2024

On ne peut pas faire nation ensemble sans avoir été scolarisés ensemble, affirme, dans une tribune au « Monde », l’ancienne ministre de l’éducation nationale, qui appelle à moduler les financements publics accordés à l’enseignement privé en fonction du respect de la mixité scolaire.

Ces dernières années, pendant que les collèges publics luttaient contre la ségrégation, la ghettoïsation des collèges privés n’a cessé d’augmenter. Aujourd’hui, les établissements privés participent incontestablement au renforcement de la ségrégation scolaire en raison de frais de scolarité qui peuvent évincer certaines familles modestes, et de stratégies de recrutement des élèves qui ne prennent pas suffisamment en compte les objectifs d’ouverture sociale. Deux phénomènes auxquels s’ajoutent les choix de certaines familles.

Les chiffres sont éloquents : les collèges privés accueillent deux fois plus d’élèves socialement très favorisés (41,7 % contre 20,5 %) et deux fois moins d’élèves défavorisés (16 % contre 40 %) que les collèges publics. Certes, l’enseignement privé n’est pas homogène, mais dans de nombreuses métropoles, le choix des familles d’inscrire leurs enfants au sein d’un établissement privé de centre-ville n’a plus rien à voir avec son « caractère propre » : il répond à une stratégie d’évitement.

Rien ne justifie que ces établissements, financés par l’Etat et les collectivités à plus de 70 %, soient tenus à l’écart des objectifs de mixité sociale que le législateur a fixés au service public d’éducation, dont ils sont une composante. Rien ne justifie ce paradoxe d’une école financée par la République sur fonds publics qui tolère, voire organise, le tri silencieux et bien réel des élèves selon leur origine sociale.

Il est donc grand temps de renouveler en profondeur les relations de l’Etat avec l’enseignement privé dans notre pays, sans remettre en cause la reconnaissance de sa liberté d’organisation : une réduction de dix points de l’indice de positionnement social des collèges privés est nécessaire pour les rapprocher de la composition sociale des collèges publics hors éducation prioritaire.

Redevenir un partenaire exigeant

Lesdits établissements privés savent quels chemins emprunter et peuvent d’ailleurs décider librement de ceux qu’ils privilégieront, dès lors que cela aura pour effet d’accueillir une plus grande diversité d’élèves, dans le cadre de politiques de recrutement moins élitistes. L’Etat, quant à lui, dispose de quelques arguments et des moyens de ses ambitions, s’il cesse de se comporter comme un observateur passif pour redevenir un partenaire exigeant, selon un principe simple : la modulation des moyens des établissements en fonction des caractéristiques sociales des élèves.

Or, les relations entre l’Etat et les établissements privés dits précisément « sous contrat » sont en réalité minimalistes : la majorité des établissements privés et des rectorats récemment visités par la Cour des comptes n’ont même pas été en situation de produire le « contrat » d’association censé fixer le cadre de ces rapports. Leur contenu, formel et ancien, n’intègre de toute façon aucun objectif précis et n’est assorti dans les faits d’aucune forme de contrôle.

Le non-respect des objectifs de mixité devrait pourtant entraîner la stricte modulation du forfait d’externat versé aux collèges et lycées privés, par l’application, par exemple, d’une surpondération attachée aux élèves défavorisés ou en difficulté scolaire qu’ils accueillent. Une telle mesure renforcerait sensiblement les moyens de vie scolaire et de fonctionnement des établissements privés exposés à la difficulté sociale, tout en pénalisant ceux n’ayant enregistré aucun progrès. Dans la même logique, certains départements, comme en Haute-Garonne, ont voté une modulation de la part dite « à l’élève » de leurs dotations au prorata du degré de mixité sociale de chaque établissement.

Systématiser la contribution de l’enseignement privé sous contrat aux politiques de mixité scolaire, sous contrainte de modulation des financements publics, tout en garantissant son « caractère propre » dans un cadre contractuel renouvelé : la voie conduisant à des résultats sans rouvrir la guerre scolaire est étroite, mais elle est praticable – et elle est dans l’intérêt de tous. Car quand les résultats affichés par les établissements privés dépendent de la seule sélection d’élèves aux caractéristiques sociales favorables à leur réussite scolaire, c’est la qualité même de ces établissements que les familles ne tarderont pas à questionner.

Révolution de la mixité

Alors oui, cela suppose de modifier la loi. Cela implique du volontarisme politique. Cela exige d’ouvrir les yeux sur certaines réalités sociales. Mais, face à la colère des enseignants et des familles, le gouvernement n’a désormais plus le choix : pour démontrer son attachement à l’école de la République, pour « engager tout le monde – privé et public – dans les mêmes exigences », comme l’a dit le président lors de sa conférence de presse, il lui faut ouvrir dès à présent ce chantier. Et tenir enfin un discours clair : le mélange des élèves aux performances scolaires et aux origines sociales diverses n’est pas une menace pour la réussite individuelle.

S’il est un tant soit peu cohérent avec ses intentions, Emmanuel Macron ne peut ignorer qu’il ne saurait y avoir de « réarmement civique » dans ce pays sans révolution de la mixité à l’école. Il n’est pas possible d’apprendre à vivre ensemble, à faire nation ensemble, sans avoir été au préalable scolarisés ensemble. La République n’est rien sans un sentiment partagé d’appartenance à un projet collectif qui ne peut s’acquérir qu’en apprenant sur les mêmes bancs.

Le débat éducatif est passé, en quelques semaines, d’une attention portée à la qualité éducative et aux performances des élèves français, à la suite de la publication de la dernière enquête PISA, à des promesses démagogiques de restauration d’une école du passé et de l’uniforme qui relève largement du mythe, et aux propos d’une ministre qui défend les privilèges de quelques familles au sein d’un système qu’elle a pourtant la charge d’améliorer pour tous les Français. Rien de tout cela n’apportera la moindre réponse aux défis de notre école, de nos enfants, de notre nation.

Tribune publiée dans Le Monde le 24 janvier 2024.

Un commentaire sur « Rien ne justifie que l’école privée tolère, voire organise, le tri silencieux des élèves selon leur origine sociale » – Tribune dans Le Monde

  1. Rascle

    Merci !
    Je tiens beaucoup à l’école publique.
    Il faut retrouver un équilibre entre privé et publique, c’est important pour notre société comme tu l’as justement expliqué.
    Bien à toi,
    Cécile

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