« Aider, à condition que… » – Tribune dans Libération

ONE Publié le 2 février 2024

Il y avait tant à dire sur la loi Asile-immigration, qu’un des amendements venus l’engraisser est quasi passé inaperçu. Il proposait de faire de la lutte contre l’immigration irrégulière un objectif à part entière de notre politique de solidarité internationale. Certes depuis, le Conseil constitutionnel qui l’a qualifié de cavalier législatif l’a retoqué. Il n’est pas inutile pour autant d’y revenir un instant tant il est de ces idées fixes qui se réinvitent dès qu’elles le peuvent. Alors, que penser de cette vélleité de conditionner notre aide au développement dans les pays pauvres à la coopération suffisante de leurs gouvernements en matière de réadmission de leurs ressortissants en situation irrégulière ?

Comme souvent sur le sujet Migration, on ne manque pas d’études pour nous dire l’exact contraire des intuitions frappées au coin du fameux « bon sens ». En l’occurrence elles ne nous montrent pas seulement que ce type de chantage migratoire à l’aide au développement est totalement inefficace (Entre autres exemples voir celles menées par le think tank européen ECDPM : « L’exemple allemand d’utilisation de la conditionnalité négative avec le Vietnam en 1994 et la décision du gouvernement néerlandais de couper son aide au Ghana en décembre 2012 n’ont jamais eu l’effet désiré pour les deux parties…»). Mais aussi qu’il s’accompagne d’énormes effets contre-productifs : violences exercées sur les individus par des Etats souvent peu scrupuleux (Un récent rapport du Pnud de 2019 offre des éclairages sur le sujet à partir d’un questionnaire distribué à plus de 3 000 migrants africains : les efforts déployés pour prévenir les migrations clandestines de manière coercitive exposent quasi systématiquement les migrants à de graves violations des droits humains, tout en étant parfaitement infructueux).  Et bien sûr dégradation des conditions de vie des plus démunis que l’aide publique au développement, ainsi amputée, est censée venir aider. Plus démunis dont on ne dira jamais assez que ce sont rarement eux qui quittent leur terre.

Autrement dit, ce chantage à l’aide, politique cynique et inefficace par excellence, détournerait purement et simplement notre politique de coopération et de partenariat, notamment avec l’Afrique, de son objectif premier, l’amélioration des conditions de vie des populations des pays pauvres – un objectif qui bénéficie aussi, ne l’oublions jamais, à la population française: qui, avec la pandémie du covid ou le déréglement climatique, ignore encore que nous vivons dans un monde interdépendant dans lequel les menaces ne connaissent pas de frontières ? Dans lequel investir dans des systèmes de santé plus solides dans son propre pays et dans les pays plus vulnérables participe au même objectif : vivre dans un environnement plus sain, plus juste et plus résilient.

Mais cette volonté de transformer l’aide en outil de pression diplomatique n’est malheureusement pas le seul danger qui plane sur notre politique de solidarité internationale aujourd’hui. Notre pays avait pourtant considérablement renforcé son engagement en la matière depuis 2017, notamment grâce aux parlementaires qui avaient unanimement inscrit dans la loi du 4 août 2021 un objectif historique : allouer 0,7 % de notre richesse à l’aide au développement d’ici 2025. Malgré cette mobilisation transpartisane inédite, nous assistons aujourd’hui à un recul sur ces engagements, avec un report de cet objectif à 2030 acté discrètement cet été par le gouvernement d’Elisabeth Borne, et la stagnation du budget de l’aide publique au développement dans le budget 2024 de la France, en contradiction avec l’engagement présidentiel de poursuivre l’augmentation annuelle jusqu’en 2027.

Pouvons-nous vraiment nous permettre de revivre la convergence de crises de 2023 et leurs répercussions économiques, sanitaires et alimentaires ? Alors que pour la première fois depuis les années 1990 l’extrême pauvreté connaît une recrudescence considérable à l’échelle mondiale, il serait bon de traiter la solidarité internationale avec le sérieux qui s’impose plutôt que de l’instrumentaliser au gré de chaque poussée de fièvre populiste.

Najat Vallaud-Belkacem, Directrice France de ONE, Présidente de France Terre d’Asile.

Tribune publiée dans Libération, le 1er février 2024.