« Les morts des migrants sur nos côtes ne sont pas une fatalité » – Tribune dans L’Obs

Questions de société Réfugiés Publié le 18 décembre 2021

Le 24 novembre dernier, 27 personnes, dont sept femmes et trois jeunes, ont trouvé la mort dans la Manche en tentant de rejoindre l’Angleterre. Cette tragédie frappe par son ampleur. C’est, depuis 2018, le drame le plus meurtrier que la Manche ait connu, qui porte à trente le nombre de décès en mer depuis le début de l’année, auxquels s’ajoutent quatre disparitions. En 2020, six migrants avaient trouvé la mort et trois autres étaient portés disparus. Quatre autres décès avaient été recensés en 2019. Et encore, il ne s’agit que des recensements officiels, car la mer ne rend pas tous les corps. Et ces chiffres viennent s’ajouter aux autres vies fauchées sur les routes de l’exil qui ne font pas les gros titres des journaux. Selon les associations, au moins 336 personnes sont mortes à la frontière avec l’Angleterre depuis 1999.

Face à ce drame, la première réaction, c’est celle du cœur. Notre commune humanité ne peut supporter sans réagir que la mer rejette sur nos côtes des hommes, des femmes et des enfants dont le seul crime est de chercher dans notre monde un avenir un peu meilleur que celui que le destin ou les circonstances leur ont infligé. En mer, tout particulièrement, la sauvegarde des vies humaines doit primer sur toute autre considération, de statut, de nationalité, ou de politique migratoire. Le cynisme de ceux qui cherchent à rejeter sur les victimes la responsabilité de leur sort, qui assortissent leur émotion feinte devant les caméras de « oui, mais… » lourds de sous-entendus, ou qui tentent d’instrumentaliser politiquement de tels drames, n’a d’égal que leur indécence et n’appelle que le mépris de tous ceux qui se sentent frères et sœurs en humanité avec ceux qui souffrent. L’empathie et la compassion ne peuvent s’épuiser qu’à mesure que notre humanité recule.

Mais ce n’est pas simplement d’absence de cynisme que nous avons besoin pour renouer avec notre humanité. Derrière les chiffres, il y a des vies, des destins, des souffrances et des espoirs.

Il est insupportable, et tristement révélateur, qu’aucun hommage officiel, qu’aucune condoléances présidentielles, qu’aucune reconnaissance ministérielle, qu’aucune minute de silence parlementaire, ou qu’aucune période de deuil et de décence n’ait suivi le drame.

La deuxième réaction, ce doit être la lucidité. Le renforcement du contrôle de la frontière et la lutte contre les réseaux criminels de passeurs, appelés de leurs vœux par le gouvernement français, sont nécessaires mais ne résoudront rien dans la durée. Il est illusoire de penser que le déploiement d’effectifs policiers supplémentaires permettra de sécuriser efficacement les dizaines de kilomètres de notre frontière littorale, et il est naïf de considérer que ces mesures décourageront de traverser ceux pour lesquels l’exil est une question de survie. Pire : la seule logique de fermeture de la frontière renforce évidemment l’emprise des passeurs sur les traversées et augmente les risques pour les exilés.

Criminalisation de la solidarité

Le gouvernement français, à l’unisson des associations, a de ce point de vue raison d’exiger des Britanniques qu’ils rouvrent les trop rares voies légales d’accueil sur leur territoire que le Brexit et les choix politiques du gouvernement conservateur ont brutalement refermées. Depuis le 1er janvier, le règlement de Dublin III a cessé de s’appliquer au Royaume-Uni, empêchant de facto le regroupement familial. Alors que l’Iran est le premier pays d’origine des demandeurs d’asile au Royaume-Uni, un seul Iranien s’est vu attribuer le statut de réfugié au cours des dix-huit derniers mois quand 3 187 d’entre eux ont traversé clandestinement la Manche sur la même période. Aucun Yéménite n’est entré récemment au Royaume-Uni par les voies officielles, alors que ce pays est ravagé par la famine et la guerre civile. Les exilés qui arrivent au Royaume-Uni sont principalement issus d’Iran, d’Irak, du Soudan, et de Syrie : il ne s’agit pas dans leur immense majorité de « migrants économiques » dont il conviendrait de se protéger, mais de réfugiés que le droit international oblige à accueillir dignement.

Pourtant, le nombre des demandeurs d’asile au Royaume-Uni est bien moins élevé qu’il ne l’a été au début des années 2000, et bien moindre qu’en Allemagne ou en France. Après avoir fait fonctionner des pans entiers de leur économie libéralisée grâce à une main-d’œuvre immigrée à bas coût, les promoteurs conservateurs du Brexit font aujourd’hui le choix de la fermeture la plus brutale qui soit.

Le projet de loi « nationalité et frontières » de Boris Johnson actuellement examiné au Parlement criminalise la solidarité, pénalise les traversées de la Manche en pneumatiques et entérine le renvoi des embarcations vers les eaux territoriales françaises. En l’absence de voies légales plus sûres, la route maritime dangereuse passant par la France reste la seule ouverte. L’honnêteté oblige à reconnaître que cette politique britannique de fermeture ne pourra qu’entraîner de nouveaux drames humains.

La responsabilité nous oblige donc à regarder plus loin. Et à comprendre, en ces temps de campagne présidentielle prompte à évoquer le sujet, qu’on ne répondra jamais aux enjeux migratoires en se contentant d’agir de manière sécuritaire sur leurs effets à nos frontières. Qu’il faut s’interroger sérieusement sur ce qui pousse des familles entières à se jeter sur des embarcations de fortune au péril de leur vie. Il n’existe aucune fatalité dans de tels drames et nous avons notre part de responsabilité pour les éviter. Car quand la mer rejette des corps sur nos côtes, elle nous renvoie aussi aux conséquences de certains de nos choix économiques et politiques que nous avons le pouvoir de changer.

Le développement des économies et des sociétés au sein des pays d’origine, souvent parmi les plus pauvres de la planète, doit certes être mieux soutenu, car il n’est pas de meilleure alternative à l’exil que la possibilité de pouvoir envisager sereinement son avenir et celui de ses propres enfants là où l’on vit. La paix, c’est bien plus que l’absence de conflit, c’est l’omniprésence de la justice, sociale, politique et climatique. L’objectif prioritaire des politiques d’aide publique au développement doit être de faire reculer la pauvreté. Cela implique de respecter enfin nos engagements d’y consacrer 0,7 % de notre PIB. Ces politiques doivent également être débarrassées des conditionnalités hypocrites consistant à imposer aux pays bénéficiaires des mesures de restriction des migrations ou de contrôle de leurs propres frontières, injustes et illusoires.

Mais ne nous y trompons pas. Beaucoup parmi les exilés sont issus des classes moyennes au sein des pays fragiles, et rien ne les empêchera à court terme de prendre le chemin de l’exil qui présente toujours plus d’opportunités que la simple possibilité de survivre un peu mieux chez soi. Aider au développement, même plus, même mieux, ne suffit pas.

Dirigeants incohérents

Surtout, il ne faudrait pas que cette assistance soit pour les pays les plus riches de la planète une sorte de « feel good policy », un moyen de se donner bonne conscience pour poursuivre dans la plus grande discrétion des politiques qui répondent à leurs intérêts de court terme, contribuent à déstabiliser des pays fragiles et poussent à l’exil leurs populations. Je pense aux accords commerciaux inégalitaires qui faussent les termes de l’échange et appauvrissent des régions entières, aux choix d’investissements et aux politiques économiques prédatrices pour l’environnement qui jettent sur les routes toujours plus de réfugiés climatiques, aux approches géopolitiques qui se disent « réalistes » pour ne pas s’avouer cyniques et conduisent à soutenir des régimes autoritaires dont les populations chercheront toujours à fuir la corruption et la répression. 84 millions : c’est l’estimation effarante, et en augmentation constante, du nombre de personnes actuellement victimes de déplacement forcé.

Nos dirigeants, qui appellent ici à limiter l’immigration tout en exacerbant à l’autre bout du monde les causes qui poussent à l’exil, doivent être cohérents.

Qui doute encore du fait que les effets du changement climatique exacerbent les vulnérabilités existantes dans de nombreux territoires au Sud ? En revanche nous faisons semblant d’ignorer les conséquences sur l’environnement et les populations locales des projets d’investissements de nos entreprises ou soutenus par nos banques. D’ici 2030, 118 millions de personnes extrêmement pauvres sont ainsi menacées par l’accélération du réchauffement climatique en Afrique, exposées à la sécheresse, aux inondations et aux chaleurs extrêmes, d’après le dernier rapport sur l’état du climat en Afrique rendu public par l’ONU en octobre.

Alors que les signataires de l’accord de la COP 26, dont la France, se sont autofélicités de leurs promesses de ne plus investir dans de nouvelles centrales à charbon dans leurs pays ou à l’étranger pour mieux soutenir le développement des énergies propres, rien ne semble venir entraver le soutien de la France à des projets aussi anachroniques que dangereux pour le climat, comme par exemple le gigantesque projet d’exploitation pétrolier enfoui sous le lac Albert en Ouganda. Total, qui possède 62 % des parts dans la holding chargée de construire cet oléoduc, joue un rôle moteur dans ce vaste chantier à 10 milliards de dollars visant à extraire un milliard de barils de pétrole jugés récupérables sur les 6,5 milliards de réserves, pendant une durée de vingt-cinq à trente ans. L’oléoduc traverserait seize aires protégées dans les deux pays et menace la biodiversité de la région. Selon l’Institut suédois de l’environnement, ce projet pourrait émettre au moins 33 millions de tonnes de CO2 par an, soit plus de trente fois les émissions annuelles de l’Ouganda et de la Tanzanie réunis : les objectifs de l’Accord de Paris de 2015 n’y survivraient pas. 172 villages ougandais, regroupant plus de 4 000 personnes, sont concernés par les expropriations et les compensations financières, parfois réalisées sous la pression des autorités ou du sous-traitant de l’entreprise française, d’après les ONG.

Ventes d’armes

Qui en parle et qu’attendons-nous pour agir ? Car notre indignation et nos interpellations ne sont pas vaines. Six banques, dont trois françaises (BNP Paribas, Société Générale et Crédit agricole), se sont ainsi déjà retirées en avril du financement de ce projet par crainte pour leur image. Bien sûr, l’Afrique ne doit pas freiner son développement pour permettre à la planète de respirer. L’investissement pour le développement économique et social doit s’y amplifier. L’électrification du continent ou l’accès aux biens et services essentiels pour les populations locales nécessitent l’apport de capitaux étrangers. Mais c’est à un développement raisonné et durable après la pandémie que nos investissements en Afrique doivent contribuer, pas à l’accélération des tendances qui plonge le continent dans la pauvreté et poussent à l’exil.

Nos dirigeants doivent être cohérents. Quand ils s’enorgueillissent des neuf milliards d’euros par an que rapportent les exportations de notre industrie d’armement, plaçant la France au 3e rang mondial d’exportation de matériel militaire dans le monde derrière les États-Unis et la Russie, ils sont bien peu regardants sur leurs clients et se lavent un peu trop facilement les mains des conséquences de l’utilisation de ces armes par des régimes qui comptent parmi les plus brutaux et les plus répressifs de la planète. La violence, la persécution et les violations des droits de l’homme continuent pourtant de pousser les gens à quitter leur foyer. Faut-il qu’ils viennent mourir sur nos plages pour que le pays des Droits de l’Homme ouvre enfin les yeux ?

Malgré le traité sur le commerce des armes régulant cette activité depuis 2013, qui interdit théoriquement leur utilisation à des fins contraires au droit international, à commencer par les violences contre les civils, nous sommes bien silencieux quand les avions Rafale vendus à l’Égypte, troisième meilleur client de la France servent la cause du maréchal Haftar en Libye, ou quand du matériel de maintien de l’ordre français alimente la répression meurtrière des manifestations en Égypte. Nous restons également silencieux lorsque des enquêtes successives alertent sur les crimes de guerre commis au Yémen par les différentes parties au conflit, dont la coalition rassemblant deux de nos plus fidèles clients, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. L’ONU a pourtant rappelé qu’en 2021, un enfant yéménite de moins de 5 ans meurt toutes les neuf minutes en raison du conflit, qui aura fait 377 000 morts d’ici la fin de l’année, et qui dure depuis dix ans. Dans ce pays martyr, 4 millions d’habitants sont déplacés à l’intérieur de leurs frontières.

Il est vrai que depuis cinquante ans, notre pays, qui a vendu des armes à l’Afrique du Sud, à l’Argentine en passant par l’Espagne de Franco, n’a pas toujours été trop regardant sur ses clients. Mais ce cynisme à un coût. Combien de temps allons-nous regarder ailleurs ? Nous ne devons plus accepter que la France arme des régimes qui bafouent les Droits de l’Homme. Il est indispensable de sortir les ventes d’armes françaises du règne de l’opacité et du « secret-défense », en instaurant un véritable contrôle parlementaire sur ce commerce et en appliquant avec rigueur l’interdiction de vente d’armes à des régimes qui les utiliseraient contre les populations civiles.

À nous de demander des comptes à nos représentants, nos entreprises, nos banques, nos diplomates. Sans naïveté face aux enjeux mais sans complaisance face aux dissimulations ou renoncements. La voix de la France n’est plus audible quand elle se prétend « terre d’accueil » tout en fermant dans les faits en réalité ses frontières aux plus démunis. Son rôle dans le monde se banalise quand, derrière ses appels au multilatéralisme pour résoudre la crise climatique, se dissimule en réalité l’appui égoïste de ses entreprises à des projets dangereux pour le climat. Son comportement fait même honte quand, malgré ses promesses de contribuer à la résolution pacifique des conflits, notre pays se comporte comme une nation de boutiquiers qui arme en silence les despotes ou les bourreaux.

Les morts des exilés sur nos côtes ne sont pas une fatalité. Ils donnent à voir les conséquences des bouleversements économiques, climatiques, géopolitiques à l’autre bout du monde, face auxquels nous avons la responsabilité d’agir. À la nécessaire indignation doit succéder une mobilisation de tous, associations, médias, responsables politiques et entreprises, pour que la défense de nos intérêts soit compatible avec nos valeurs, et que nos engagements internationaux ne soient pas foulés au pied dans l’indifférence.

Crédits photo : Getty Images/AFP

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