Najat Vallaud-Belkacem sur les violences intrafamiliales: «Les chambres à coucher ne peuvent plus être une zone de non-droit»

Presse Droits des femmes À la une Publié le 19 septembre 2019

Les crimes commis dans la chambre à coucher ne peuvent plus être impunis ou ignorés sous prétexte qu’ils ont lieu à l’abri des regards. L’ancienne ministre française réclame une politique de prévention et de répression des violences intrafamiliales beaucoup plus ambitieuse.

Plus de la moitié des femmes assassinées dans le monde, le sont par leur conjoint ou un membre de leur famille. En France, un enfant meurt tous les cinq jours sous les coups de ses parents ou d’un proche. En Belgique, les violences sexuelles sur les mineur.e.s sont commises à 85 % par des personnes connues dans l’entourage de la victime. En conséquence de quoi, il faut bien considérer que le domicile est l’endroit le plus dangereux pour les femmes et les enfants victimes de violences.

C’est un sujet sur lequel j’ai travaillé en tant que ministre. Une question sur laquelle je travaille toujours aujourd’hui, mais dans le domaine des études en tentant de comprendre ce qui se passe dans les opinions publiques mondiales, et de transformer cette connaissance en leviers d’action pour les ONG, les entreprises, les institutions publiques.

Une zone de non-droit

Grâce aux chiffres, aux faits, aux témoignages et à l’expérience accumulée, j’ai acquis au moins une conviction au sujet des crimes intrafamiliaux : alors qu’on pourrait arrêter la main du tueur à temps, on ne le fait que rarement. Pourquoi ? Parce qu’on persiste à trouver moins graves les violences dans l’espace privé, a fortiori au sein d’un couple ou d’une famille que celles exercées dans l’espace public à l’égard d’inconnus. La chambre à coucher, la sphère intime, restent largement une zone de non-droit, dans laquelle la société n’est guère reconnue comme légitime pour intervenir.

Cette distinction dans la perception de la violence, entre le chez-soi et le dehors, est dramatique. Il y a un constat qui aurait dû être fait depuis longtemps en noir sur blanc, et qui ne l’a pas été : les individus qui commettent des violences à l’égard d’inconnus ont souvent commencé leur sinistre carrière dans la chambre à coucher, contre leur femme ou leur compagne.

De la violence domestique à la tuerie de masse

Prenez les principaux responsables de tueries de masse ces dernières années à travers le monde : dans la quasi-totalité des cas on découvre, après les faits, qu’ils s’étaient rendus responsables de violences conjugales et intrafamiliales. Pour ne prendre que le cas des États-Unis, le tueur de Dayton (9 victimes), avait notamment assassiné sa propre sœur, s’en était pris à des camarades de classe féminines qu’il avait violemment menacées. Le tueur de l’église de Sutherland Springs, en 2017 (26 victimes), avait déjà été condamné pour violences domestiques, après avoir battu sa femme à répétition et brisé le crâne de son jeune beau-fils. Le tueur de la boîte LGBT d’Orlando, en 2016 (49 victimes), frappait sa partenaire alors qu’elle était enceinte. Le chauffeur fou de l’attentat de Nice battait sa femme et sa belle-mère… Cette liste tragique serait interminable. Elle nous dit que la plupart des tueurs de masse ont des antécédents de violence domestique ou familiale.

Autrement dit, pour avoir systématiquement sous-estimé la gravité des violences domestiques, nous avons non seulement maintenu en danger de mort quotidien les intimes des auteurs, mais nous avons gravement échoué à prévenir de nombreux autres crimes, largement prévisibles. Car ce qui caractérise un auteur de violence conjugale c’est la volonté d’emprise, de pouvoir sur les autres, l’intolérance à la frustration et surtout un cercle vicieux qui ne connaît pas d’autre limite, si rien n’est fait pour l’arrêter, que l’accomplissement de la violence, le passage à l’acte.

Un manque d’anticipation

Que se passe-t-il donc dans nos systèmes de protection et dans nos sociétés pour qu’au moment où une victime de violences conjugales les dénonce, on ne se précipite pas pour la mettre immédiatement à l’abri, pour la protéger, mais aussi pour se donner les moyens d’empêcher l’auteur de commettre de nouvelles violences, ailleurs et sur d’autres victimes que ses proches ?

Comment diable peut-on encore avoir aujourd’hui, et malgré les efforts d’information et de communication sur le sujet, des commissariats – pas tous bien sûr – qui dissuadent de déposer plainte et suggèrent une simple main courante, puis de rentrer chez soi ? Pourquoi en France, seulement 17.000 condamnations, environ, quand on chiffre au bas mot à plus de 220.000 le nombre de victimes de violences conjugales ? Pourquoi, toujours dans ce pays, à peine 1.300 ordonnances de protection délivrées par un juge contre 20.000 en Espagne chaque année ? Pourquoi se permet-on encore de dire dans les cas de séparation, voire de meurtre que : « Ce n’est pas parce qu’on est un mauvais mari, qu’on est un mauvais père » ? Pourquoi instaure-t-on des gardes alternées avec des maris violents et refuse-t-on même de déchoir un père meurtrier de l’exercice de ses droits parentaux ? Comment se peut-il qu’il y ait encore des acteurs qui prônent la médiation en cas de violences conjugales, considérant cela comme un conflit quand ce n’est en réalité que de la violence unilatérale ? Et pourtant tout cela existe encore.

L’un des points sur lesquels je m’étais engagée le plus fortement, comme ministre, avait été la création de formations aux violences intrafamiliales pour tous les professionnels concernés, policiers, gendarmes magistrats, médecins… Je ne suis pas la mieux placée, aujourd’hui, pour évaluer la poursuite de cette politique. Mais c’est ce genre de choses qui me paraissent essentielles.

Aider à sortir du silence

Ce que je sais aussi, c’est que tout cela nécessite des moyens et en nécessitera plus encore à mesure que la couverture des professionnels sera progressivement massive. Certains mettent parfois en cause les associations qui réclament davantage de fonds pour la lutte contre les violences faites aux femmes, comme s’il y avait une forme de facilité à ramener les choses aux moyens. C’est exactement l’inverse, c’est parce qu’elles ont parfaitement compris le chemin de croix qu’est la sortie de ces violences dans ses moindres dimensions, qu’elles savent le besoin de ces moyens, le besoin de ces formations aux professionnels donc, mais aussi le besoin toujours plus important de bureaux d’aide aux victimes avec assistance psychologique et juridique gratuite si nous voulons vraiment comme nous le leur recommandons que les victimes arrivent à sortir du silence ; ou encore le besoin toujours criant d’hébergements d’urgence pour celles qui préfèrent partir, et de foyers pour hommes violents pour les autres si nous voulons que soit efficace le principe d’éviction du conjoint violent du domicile conjugal mis en place par la loi de 2014.

Le mouvement #metoo, qui a permis de faire évoluer considérablement la perception des violences faites aux femmes chez les hommes a permis de braquer les projecteurs sur la réalité des rapports de genre des coulisses du cinéma, et par extension, dans les métiers de la culture, des médias, de la publicité ou de la mode… Il faut maintenant que la société accepte d’allumer en grand les lumières sur ce qui se passe dans les chambres à coucher. Intimité ne doit plus rimer avec invisibilité, et encore moins avec impunité.

Tribune publiée le 19 septembre 2019 dans le journal Le Soir. Lien vers l’original:
https://plus.lesoir.be/248471/article/2019-09-19/najat-vallaud-belkacem-sur-les-violences-intrafamiliales-les-chambres-coucher-ne