Najat Vallaud-Belkacem : “Le rôle de la France dans le monde n’est pas assez abordé dans cette campagne” – Interview dans le JDD

ONE Publié le 9 février 2022

INTERVIEW – L’ONG ONE dévoile en exclusivité dans le JDD sa nouvelle campagne de communication, destinée à interpeller les candidats à la présidentielle sur la hausse inédite de l’extrême pauvreté dans le monde. Directrice France de l’ONG, l’ancienne ministre Najat Vallaud-Belkacem explique quels engagements elle attend.

Emmanuel Macron affublé d’une veste gris métallisé et de mèches blondes, Yannick Jadot les cheveux teints en rouge, Marine Le Pen coiffée d’un bandana accessoirisé d’un collier ras-du-cou… A partir de ce mercredi, des affiches montrant les candidats à la présidentielle photoshoppés en jeunes des années 1990 vont fleurir sur les réseaux sociaux et devant les QG de campagne. Derrière ces visuels à l’esthétique kitsch assumée se trouve l’ONG ONE , cofondée par le chanteur Bono. Objectif : retenir l’attention des citoyens pour les alerter sur la hausse inédite de l’extrême pauvreté dans le monde.

Après un pic dans les années 1990, le nombre de personnes vivant avec moins d’1,90 dollar par jour s’est accru de 22% en 2021*, en raison de la crise sanitaire et économique. Plaidoyer de 75 jeunes ambassadeurs, pétition, plateforme pour interpeller les candidats, comparateur des propositions en ligne, vidéo parodique de l’humoriste Pascal Légitimus… ONE lance une série d’actions pour obtenir des engagements des prétendants à l’Elysée et imposer cet enjeu dans le débat. Directrice France de l’ONG, l’ancienne ministre socialiste Najat Vallaud-Belkacem explique ce qu’elle attend des candidats.

Pourquoi avoir choisi de jouer sur les codes des années 1990?
Difficile de ne pas noter combien cette décennie est redevenue tendance en matière de mode, de musique, de culture pop, notamment auprès des jeunes générations. Mais on assiste aussi en parallèle à un phénomène qu’on n’avait plus vu depuis les années 1990 : une hausse terrible de l’extrême pauvreté dans le monde. Ces années-là avaient marqué un pic avant qu’on entame, durant les décennies suivantes, une réduction de moitié de la part de population concernée dans le monde. Or, depuis 2020, le nombre de personnes vivant avec moins de 1,90 dollar par jour a subi une augmentation qui pourrait atteindre le chiffre alarmant de 22% selon certaines prévisions. C’est cette ironie qui nous a inspiré cette campagne : les années 1990 sont de retour, pour le meilleur comme pour le pire.

Cette situation nous préoccupe, nous obsède même. C’est une bombe à retardement.

Comment expliquer cette hausse inédite de l’extrême pauvreté?
Les pays en développement ont été les plus durement touchés par la crise économique liée à la pandémie. Le Covid-19 a entraîné des goulets d’étranglement dans la chaîne d’approvisionnement, des difficultés d’accès aux matières premières, des mises à l’arrêt de secteurs entiers comme le tourisme… Dans les pays en développement, les familles font face à des revenus en baisse et à une inflation qui explose. Face à cette crise, les pays du G20 ont pu mettre en œuvre des plans de relance et des mesures de protection sociale représentant 20% de leur PIB, contre 2% dans les pays à faible revenu. 

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Dans sa campagne de communication, ONE transforme les candidats à la présidentielle en jeunes des années 1990. (ONE)

Comment se traduit cette hausse?
Concrètement, 800 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde. Et il y a tout ce qui découle du dénuement total comme l’impossible accès à l’éducation. Dans certains pays, des générations sont perdues pour la scolarisation du fait de la pandémie. Après les fermetures dues au Covid-19, beaucoup d’enfants ne sont pas retournés à l’école et travaillent pour subvenir aux besoins de leur famille. En Ouganda, on parle du tiers des élèves. Sans parler des conséquences pour les filles, avec une augmentation des grossesses adolescentes et des mariages forcés. Cette situation nous préoccupe, nous obsède même. C’est une bombe à retardement. Dans le même temps, sur les 10 milliards de doses de vaccins administrées dans le monde, moins de 1% est allé aux pays à faible revenu. Les études montrent qu’il y a une grave sous-évaluation des cas et des décès dans ces régions.

La crise doit nous pousser à réécrire les règles du jeu à l’échelle internationale. Le ou la futur(e) président(e) de la République ne peut pas passer à côté de cela.

Vous interpellez les candidats à la présidentielle. Mais peuvent-ils vraiment faire la différence?
On en est convaincus, parce que nous croyons en notre pays! La France a souvent été à l’avant-garde sur les questions d’universalisme et de solidarité globale, il ne faut pas renoncer à cette histoire. Par le passé, les grandes crises ont conduit à repenser la manière dont le système économique mondial fonctionne. Prenez le Plan Marshall et les accords de Bretton Woods après la Seconde Guerre mondiale par exemple. Cette fois-ci, la crise doit nous pousser à réécrire les règles du jeu à l’échelle internationale. Le ou la futur(e) président(e) de la République ne peut pas passer à côté de cela.

Comment?
Avec One, nous attendons d’abord du Président qu’il s’engage à permettre la vaccination dans les pays les plus pauvres. L’objectif de l’Organisation mondiale de la Santé est de vacciner 70% de la population mondiale avant septembre. Pour cela, il faut partager l’ensemble des doses excédentaires de vaccin. Ensuite, la France doit allouer sa juste part au mécanisme ACT-A, qui assure une répartition équitable des outils de lutte contre le Covid-19 dans le monde [cette “juste part” est évaluée par l’OMS à plus 626 millions d’euros pour la période 2021-2022 ; la France s’est pour le moment engagée à en verser 72 millions, ndlr]. On souhaite aussi une levée temporaire des brevets. Au-delà de la pandémie, la France doit soutenir les pays pauvres, en augmentant les recettes de la taxe sur les transactions financières et en les allouant à 100% à l’aide publique au développement, en œuvrant pour l’allègement de la dette des pays africains, en imposant aux multinationales françaises la transparence sur leurs activités pour empêcher le dépouillement du continent africain par des flux illicites…

La campagne présidentielle peine à démarrer. L’enjeu de l’extrême-pauvreté dans le monde peut-il intéresser les Français?
L’ONG One s’appuie beaucoup sur les jeunes et ce que je constate, c’est que cet enjeu rencontre un écho immense auprès de cette génération. Elle se sent concernée, comme elle l’est sur le réchauffement climatique. On peut avoir l’impression que l’extrême pauvreté est un enjeu lointain, mais c’est bien de notre monde qu’il est question. Par ailleurs, plus personne de sérieux n’imagine que les défis qui nous attendent – climatiques, sociaux ou économiques – pourraient n’être traités qu’à l’échelle d’un pays. Notre monde est un village : des réfugiés cherchent asile chez nous, des menaces telles que les changements climatiques, le terrorisme ou la propagation de maladies n’ont pas de frontières. Chacun d’entre nous a intérêt à vivre dans un monde où la richesse est mieux répartie. Le rôle de la France dans le monde est peu abordé dans cette campagne présidentielle et il faut que cela change. Je m’étonne également qu’il soit si peu question du Covid-19 dans les prises de parole des candidats. La pandémie continue de tuer des gens dans notre pays. La priorité des priorités devrait être d’expliquer comment y mettre fin. Or, on l’a vu avec les variants : personne n’est à l’abri tant que le monde entier n’est pas à l’abri.

* Selon les estimations de la Banque mondiale , entre 119 et 124 millions de personnes ont basculé dans l’extrême pauvreté en 2021, soit une augmentation moyenne de 22%. En 2020, le nombre de nouveaux pauvres induits par la pandémie représentait déjà entre 88 et 115 millions de personnes. Depuis les années 1990, l’extrême pauvreté était en recul chaque année, à l’exception de la crise asiatique en 1997 et 1998.

Article paru dans le JDD le 9 février 2022.