Najat Vallaud-Belkacem : « La politique doit regarder la France qui est ‘sous nos yeux’ » – Tribune dans L’Obs

J'aime ! Questions de société Publié le 31 janvier 2022

Carte blancheL’ancienne ministre de l’Education nationale, aujourd’hui directrice France de l’ONG One, prolonge la réflexion de l’essai à succès « la France sous nos yeux », de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, et souligne les mérites de toute immersion dans la réalité sociale et culturelle du pays.

Il y a, dans la vie éditoriale de notre pays, des livres auxquels nous devons une attention particulière. Les prix peuvent nous aider à les repérer, mais aussi leur réception critique dans la presse et les revues spécialisées, la recommandation de nos libraires, le bouche-à-oreille social, le pedigree de leurs auteurs, le nombre d’exemplaires vendus, l’ambition affichée de l’ouvrage, la coïncidence heureuse, voulue ou non, d’un projet avec un moment particulier de notre histoire… Bref, un faisceau d’indices qui appartient à chacun, mais qui parfois s’impose au plus grand nombre. Certains de ces livres cumulent en effet plusieurs de ces attributs qui nous font signe, et nous intiment de les lire.

Au cours de ces derniers mois, l’un d’entre eux m’a semblé concentrer sur lui ces petites lumières qui clignotent, m’enjoignant de faire attention et de ne pas me contenter d’une lecture de seconde main, avant de passer à autre chose. Ce livre, c’est « la France sous nos yeux » (Seuil) de Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely. « Prix du livre d’Economie 2021 », « Livre de l’année » pour le magazine « Lire »… Il cumule les honneurs, mais aussi un écho médiatique important et durable, il suscite le débat dans bien des endroits de la société, des sphères académiques aux comptoirs du bistrot télévisuel, en passant par la politique.

Il faut dire que son ambition est grande : peindre avec un regard neuf, et des données nouvelles, le tableau complet de la France d’aujourd’hui, c’est-à-dire celle d’après les années 1980, moment de bascule que les auteurs ont identifié comme majeur. Economie, territoires et paysages, modes de vies, travail, culture, vote… Tout y passe, en près de 500 pages qui associent cartes et graphiques, enquêtes de terrain, références littéraires dans un enchaînement assez vertigineux qui prend soin de ne jamais trop s’éloigner de la vie concrète des Françaises et des Français dont c’est, en dernier ressort, le portrait collectif.

A la rencontre des Français

Mais je ne suis pas ici pour en faire une nouvelle recension critique. L’originalité et la valeur de la démarche des deux essayistes sautent aux yeux, si j’ose dire, alors même que l’ambition des auteurs, je crois, n’est pas de produire une connaissance scientifique nouvelle. Ce qui m’intéresse ici, c’est plutôt de partager une forme de révélation d’expérience, plutôt qu’une expertise : ce que l’on ressent, ce que l’on comprend à la lecture de l’ouvrage est très comparable, dans le fond, à ce que l’on vit dans une campagne électorale. On part à la rencontre de la France telle qu’elle est, dans son immense diversité, mais aussi de ce qui fait d’elle un ensemble cohérent et qui s’impose comme une nation, un corps républicain qui se tient debout. On se confronte dans un espace très vaste mais dans une durée très courte à une réalité sociale, politique et culturelle du quotidien dont la vérité vous saute littéralement aux yeux.

Vous n’apprenez rien de nouveau, vous connaissez ces paysages de villes et de campagnes, ces vies, les désirs et les frustrations, les accomplissements et les souffrances, les volontés et les peurs, mais tout se recompose et s’éclaire différemment. Vous connaissez les chiffres, les faits, leurs causes et leurs conséquences, mais vous n’en vivez jamais l’expérience totale.

Puissance de la littérature

La grande question qui se pose à l’issue d’une telle expérience qui vous est forcément très personnelle, si vous la vivez avec honnêteté et sincérité en vous débarrassant au préalable de vos certitudes, c’est évidemment, qu’en faire ? Comment la transformer en un récit qui vous appartient et dans lequel chacun peut se reconnaître ? Comment en rendre compte avec ce qu’il faut de raison, d’émotion et de conviction ? Comment en tirer une vision et des propositions avec des mots qui parleront, et qui s’imposeront ? C’est sans doute cela qu’on appelle dans la formule consacrée la rencontre d’un homme – ou d’une femme – et d’un peuple. Cette rencontre qui semble ne plus vouloir se produire dans la France d’aujourd’hui.

A cette question, je n’ai pas de réponse, mais je sais qu’avant de prétendre à la regarder dans les yeux dans cette rencontre mythique à laquelle chaque candidat aspire, il faut accepter de regarder « en face » cette France que nous avons « sous nos yeux ». Bien sûr, tous les regards sur une même réalité sont différents, comme nous le montrent les œuvres romanesques convoquées avec justesse dans le livre, en particulier celles de Nicolas Mathieu et de Michel Houellebecq. En cela, la politique doit réussir à se hisser à la puissance d’évocation, et de différenciation, de la littérature. En cela, je crois surtout que les idéologues coupés du monde, aveuglés par leurs dogmes d’un autre temps, si nombreux à mener campagne aujourd’hui, ne pourront jamais sortir vainqueurs de l’élection présidentielle. Celles et ceux qui prennent aujourd’hui le risque d’une campagne immergée dans la France décrite par Fourquet et Cassely finiront par en tirer le plus grand bénéfice.

Publiée le 30 janvier 2022 sur L’Obs.