« Pour un droit effectif à l’éducation des jeunes Afghans, mobilisons la filière des technologies éducatives » – Tribune dans Le Monde

Droits des femmes ONE Réfugiés Publié le 6 avril 2022

A l’indignation face à la détresse des jeunes Afghanes que les autorités talibanes privent d’école, une mobilisation des Etats comme de la société civile est nécessaire, pour assurer le droit à l’éducation, estime, dans une tribune au « Monde », Najat Vallaud-Belkacem, directrice générale de One France.

Tribune. Le 23 mars, les autorités talibanes ont brutalement ordonné la fermeture des collèges et lycées pour les filles en Afghanistan, quelques heures seulement après leur réouverture qui était prévue depuis des mois. Des dizaines de milliers de jeunes filles ont été empêchées d’y entrer, et renvoyées chez elle. Les images de leurs larmes, de leur déception, de leur désarroi, mais aussi de leur courage lorsque certaines d’entre elles ont manifesté spontanément pour réclamer la réouverture des établissements scolaires, demeurent depuis ce jour gravées dans notre esprit.

La revendication d’un droit à l’éducation n’est rien d’autre pour ces jeunes femmes que celle d’un droit à l’avenir qui échappe aux restrictions des libertés, aux violences et aux peurs que les autorités islamistes talibanes veulent leur imposer. L’éducation conditionne leur capacité à s’exprimer, à se soigner, à subvenir à leurs besoins, c’est-à-dire tout simplement à vivre dignement sans être contraintes de se taire pour survivre. Cette décision est le prélude d’une nouvelle vague de restrictions des droits des femmes dans de nombreux domaines.

Avant même cette fermeture, la situation des étudiantes dans le pays ne permettait pas non plus de faire illusion sur la réalité des intentions des autorités talibanes concernant l’éducation des femmes. Si, dans la centaine d’écoles supérieures privées du pays, il semblerait que l’accueil des femmes soit demeuré possible sous de strictes conditions (niqab obligatoire et interdiction de la mixité), seules quelques dizaines d’étudiantes ont été autorisées à revenir dans les universités publiques depuis février, dans seulement six des trente provinces du pays, toujours séparées des étudiants, sous un niqab et surveillées par des hommes en armes.

Un retour en arrière de la situation d’avant 1996

L’Unesco avait pourtant récemment souligné la réalité des progrès éducatifs dans le pays depuis 2001. Si seulement un enfant sur deux en âge d’aller à l’école est scolarisé dans le pays, le taux d’alphabétisation y a presque doublé de 17 % à 30 % en vingt ans. Et le nombre d’enseignants a progressé de 58 %.

Alors qu’aucune fille ou presque n’allait à l’école primaire en 2001, quatre élèves sur dix à l’école primaire étaient des filles en 2021. Le nombre de femmes accédant aux études supérieures est passé d’environ 5 000 en 2001 à 90 000 en 2018. Ce sont ces fragiles progrès éducatifs que la décision des talibans met aujourd’hui en danger.

La décision du 23 mars n’est en effet rien d’autre qu’un retour à une interdiction générale d’éducation pour les femmes, que les talibans avaient déjà imposé dans le pays entre 1996 et 2001. Les nouveaux maîtres du pays ont cessé de faire semblant d’apaiser la communauté internationale par de vagues promesses, dans l’espoir d’obtenir de l’aide et de la reconnaissance. Le mythe d’un fondamentalisme religieux à visage plus humain que les talibans prétendaient incarner aux yeux du monde s’est effondré.

Depuis l’accession des talibans au pouvoir en août 2021, les gouvernements occidentaux ont réclamé des garanties d’un accès des filles et des femmes à l’éducation en échange du déblocage de l’aide internationale, qui représentait tout de même 75 % du budget afghan en 2021, ainsi que des réserves financières du pays, près de 10 milliards de dollars d’avoirs bloqués à l’étranger. La pression diplomatique compte. Cependant, elle a ses limites.

La priorité à l’accueil des réfugiés

Le pays est plongé dans une situation désastreuse après quatre décennies de conflits et des récentes sécheresses. Selon les Nations unies, quelque 23 millions d’Afghans souffrent désormais de la faim et 95 % des habitants du pays ne mangent pas à leur faim, tandis que 10 millions d’enfants ont un besoin urgent d’aide pour survivre. Le besoin de l’aide humanitaire internationale est plus urgent que jamais, et pourtant, la décision des talibans de fermer les collèges et lycées pour les Afghanes risque d’empêcher l’octroi des aides internationales.

La Banque mondiale vient ainsi de suspendre quatre projets d’une valeur d’environ 600 millions de dollars (540,9 millions d’euros), et seuls 13 % des 4,4 milliards de dollars (3,9 milliards d’euros) d’aide humanitaire promis au bénéfice de la population afghane ont pu être rassemblés lors de la conférence des donateurs organisée le 31 mars.

L’indignation internationale que cette décision de fermeture des écoles aux filles a suscitée à travers le monde pose cependant une question : au-delà des condamnations de façade, que faire pour aider concrètement ces jeunes filles, comment se battre efficacement depuis l’étranger pour l’éducation de tous dans un pays dont les autorités de facto le refusent ? La première réponse doit être l’accueil de réfugiés et l’accès à l’éducation de leurs enfants.

Un effort humanitaire dans l’éducation

Sur les 2,6 millions de réfugiés afghans en 2020-2021, 2 millions ont été accueillis au Pakistan, alors que, dans le même temps, la France, l’Allemagne, l’Autriche, la Suède et le Royaume-Unis n’en accueillaient que 260 000. Les enfants en représentent la moitié, et un tiers d’entre eux ne sont pas accompagnés. Le renforcement des moyens consacrés à leur accueil et à leur scolarisation doit devenir une priorité. Mais tout le monde ne souhaite pas, et ne peut pas, s’exiler pour survivre.

Il est donc aussi nécessaire que les pays donateurs incluent le financement de l’accès à l’éducation au sein de l’effort humanitaire déployé en direction des populations afghanes, y compris réfugiées dans les pays voisins à bas revenus qui les accueillent.

En 2019, les dépenses d’éducation ne représentaient que 2,6 % du total de l’aide humanitaire. L’expertise d’organisations comme le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) ou l’Unicef, et du fonds multilatéral pour l’éducation en situation d’urgence Education Cannot Wait, qui disposent de la rapidité d’action nécessaire pour cibler les besoins éducatifs et intervenir en zone de conflit ou en transition, doit pour cela être mobilisée. Le soutien aux projets portés par les communautés locales est également souvent le plus efficace pour atteindre les élèves les plus en risque.

Pour une « garantie éducative mondiale »

Mais nous devons aller au-delà. Si l’éducation est un droit aussi fondamental que celui de pouvoir se nourrir ou se soigner, alors sa garantie ne doit plus être une simple variable d’ajustement dans les choix de la communauté internationale, ou un supplément d’âme de l’aide humanitaire, mais bien un droit humain protégé par le droit international et pour l’exercice duquel la communauté internationale, les Etats mais aussi la société civile, doit se mobiliser de concert, et avec la même énergie, dans les zones de guerre et de conflit.

Nous avons su dans les pays occidentaux, parfois en tâtonnant, trouver des solutions pour faire face à la fermeture des écoles. La pandémie de Covid-19 a déclenché une urgence éducative mondiale d’une ampleur sans précédent. Fin mars 2021, près de la moitié des élèves à travers le monde n’étaient pas scolarisés en raison des fermetures d’écoles liées à la pandémie.

Nous devons nous inspirer des solutions et des projets développés à cette occasion pour définir le périmètre d’une « garantie éducative mondiale » disposant des moyens et des ressources pédagogiques pour intervenir en situation d’urgence, en zone de guerre, ou lorsque des enfants sont privés d’école par les choix de fondamentalistes religieux.

Impliquer les grandes entreprises du numérique

Je veux, par exemple, parler d’initiatives de soutien à l’apprentissage, par l’intermédiaire des communautés locales lorsqu’elles le peuvent, ou d’acteurs associatifs et humanitaires, qui peuvent également s’appuyer sur les potentialités du numérique éducatif : fourniture de matériel d’apprentissage utilisable au sein des foyers, développement d’enseignements en ligne ou même enregistrés sur tablettes ou clés USB, soutien aux enseignants à distance, mise en œuvre de programmes de rattrapage accéléré…

Dans ce contexte, comment comprendre que les entreprises et les acteurs des technologies pour l’éducation, et plus généralement les grandes entreprises du numérique, ne soient pas plus mis à contribution pour que les technologies éducatives soient mises au service de l’apprentissage dans les situations d’urgence ?

Il est moins question ici d’innovation, que de capacité à créer des contenus adaptés (les réfugiés afghans peuvent y contribuer…), et à adapter les modalités de leur diffusion et de l’enseignement au contexte propre à chaque situation (en ligne, via des outils numériques, ou même par la radio…), de manière partenariale, au besoin en engageant des dépenses d’investissement matériel.

Contre les interdictions et les bannissements

Le savoir-faire technologique et les outils innovants consacrés à la connaissance, à son apprentissage, ainsi que sa transmission, doivent aussi être mis au service de l’exercice du droit à l’éducation à travers le monde. Le droit à l’avenir des jeunes Afghans, et notamment des filles, mérite bien quelques millions d’investissement d’un secteur économique en pleine dynamique, appuyé par la volonté de la puissance publique, à l’échelle internationale.

La communauté internationale a le devoir moral de garantir le droit à l’éducation pour tous à travers le monde, y compris contre les interdictions et les bannissements décidés par des autorités de fait d’un pays qu’elle n’a pas reconnu. Elle se doit de protéger les fragiles progrès éducatifs enregistrés ces dernières années en Afghanistan, en aidant les garçons et les filles, qu’ils soient réfugiés à l’étranger ou privés d’école dans leur propre pays, à accéder à des apprentissages adaptés.

La pression diplomatique sur un régime religieux fondamentaliste peut payer, mais nous ne devons plus y limiter nos efforts. A l’indignation des consciences face à la détresse des jeunes Afghanes doit succéder une mobilisation de toutes les énergies, pas seulement celles des chancelleries mais aussi des entreprises et de la société civile, pour parvenir à des résultats rapides.

Tribune publiée le 6 avril 2022 sur Le Monde.