“Le sous-emploi chronique de certaines régions du monde menace notre paix et sécurité”, Tribune pour l’Obs

ONE Publié le 23 février 2023

Un récent rapport des Nations unies le constate : en Afrique subsaharienne, le chômage supplante désormais l’adhésion à une idéologie religieuse comme principal moteur de l’extrémisme violent. « Il est grand temps de refonder notre partenariat avec les pays d’Afrique », estime Najat Vallaud-Belkacem, directrice France de l’ONG One.

Un récent rapport du Programme des Nations unies pour le Développement (PNUD) est venu rappeler une vérité qui interpelle : en Afrique subsaharienne, le chômage supplante désormais l’adhésion à une idéologie religieuse comme principal moteur de l’extrémisme violent. Sur près de 2 200 personnes interrogées, un quart des anciens membres volontaires de ces groupes extrémistes violents ont mentionné le manque d’opportunité d’emploi comme principale raison de leur adhésion au terrorisme, soit une augmentation de 92 % par rapport aux conclusions de l’étude précédente datant de 2017.

La religion constitue donc désormais le troisième motif d’adhésion, citée par seulement 17 % des personnes interrogées. Il faut avoir en tête, en lisant ces chiffres, que l’Afrique subsaharienne, où la majorité des personnes vivent sous le seuil de l’extrême pauvreté, a connu une poussée sans précédent de violence ces dernières années : cette région du monde concentre à elle seule près de la moitié des morts dus au terrorisme dans le monde.

Il ne s’agit pas avec ces données de banaliser, et encore moins d’excuser, les choix individuels de se tourner vers la violence aveugle envers les civils ou le ralliement à des idéologies mortifères, qui ne sont pas la norme. Elles doivent, bien au contraire, nous ouvrir les yeux sur les racines des maux qu’il nous faut combattre pour éradiquer l’extrémisme violent. Mieux comprendre, c’est déjà mieux prévenir, pour mieux lutter. L’absence d’éducation, d’opportunités économiques, de perspectives de développement social, d’autonomie, bref, d’espoir d’une vie meilleure, est un terreau fertile pour la criminalité et le terrorisme. Or nous disposons des moyens de lutter contre les causes socio-économiques de la violence.

Quand les recrues des groupes violents s’avèrent faiblement éduquées, sans perspectives d’intégration économique, et méfiantes à l’égard des autorités publiques, ainsi que le montre l’étude du PNUD, alors c’est bien tout le contrat social au sein des pays pauvres qu’il faut renouveler. Investir dans l’accès à l’éducation doit être une priorité : chaque année de scolarité supplémentaire réduirait par exemple de 13 % la probabilité d’un recrutement volontaire dans des groupes extrémistes.

Les jeunes représentent 60 % des chômeurs africains
Plus largement, c’est à un développement économique créateur d’emplois de qualité qu’il faut mettre en œuvre sur le continent africain. Au cours des deux dernières décennies, la croissance économique du continent n’a pas créé suffisamment d’emplois décents. Avant même la pandémie, seuls 22 % des travailleurs africains vivaient avec plus de 5,5 dollars par jour. Un Nigérian sur trois en âge de travailler est aujourd’hui sans emploi. Alors que la jeunesse est le meilleur allié du développement du continent, les jeunes représentent 60 % de l’ensemble des chômeurs africains selon la Banque mondiale, bien plus que le reste de la population, et les femmes sont surreprésentées parmi les exclus de l’emploi rémunéré. L’importance des emplois précaires ou du sous-emploi dans le secteur informel, mal rémunéré ou sans perspectives, est un fléau qui affecte même les pays africains affichant un taux de chômage peu élevé. Selon l’Organisation internationale du Travail en 2016, jusqu’à 70 % des travailleurs africains sont des « travailleurs pauvres », soit le taux le plus élevé dans le monde. Et la crise consécutive à la pandémie de Covid-19 n’a rien arrangé.

Le rythme de la création de nouveaux emplois ne suffit pas à répondre aux évolutions démographiques, alors qu’environ 15 millions de jeunes entrent chaque année sur le marché du travail sur le continent. D’importants freins structurels, liés à l’insuffisance de la formation par rapport aux besoins en compétences, au manque de développement des infrastructures, mais aussi à la mauvaise gouvernance et à la corruption de certains Etats, empêchent le déploiement de politiques économiques efficaces au service de la création d’emploi.

La plupart des pays africains, qui disposent de ressources domestiques limitées, font ainsi face à d’importants besoins de financement de leur développement. L’endettement de l’Afrique n’a jamais été aussi élevé depuis plus d’une décennie : 22 pays africains sont aujourd’hui en faillite ou présentent un risque élevé de surendettement. Le service de la dette, accru par la hausse récente des taux d’intérêt, s’élève à 64 milliards de dollars en 2022, soit le double du montant de l’aide bilatérale reçue par les pays du continent.

Avec d’autres acteurs de la société civile, regroupés autour de la campagne Jobs Now Africa, ONE appelle donc à lever les freins structurels à la création d’emplois décents sur le continent africain, en améliorant les compétences des jeunes et en favorisant les créations d’entreprises, en facilitant l’accès au crédit et aux services financiers, en soutenant le développement des infrastructures nécessaires, en garantissant des emplois décents et rémunérateurs par l’application des réglementations internationales, en réduisant le poids du secteur informel dans l’économie. Face au défi du chômage et du sous-emploi sur le continent africain, qui sont de véritables bombes à retardement, la croissance économique des pays concernés et les priorités de l’aide extérieure, doivent être coordonnées et enfin à la hauteur de l’enjeu.

Mais l’avenir économique du continent africain se joue aussi au sein des pays riches du reste du monde. En France par exemple, nos choix politiques et économiques ont d’importantes conséquences de l’autre côté de la Méditerranée, qu’il nous faut regarder en face. De nombreux secteurs de nos économies, dont les emplois sont peu valorisés, ne fonctionnent que grâce au travail non déclaré et aux travailleurs étrangers clandestins, régularisés au compte-goutte.

Notre imprévoyance et le malthusianisme de notre offre de formation depuis des décennies ont créés des pénuries de personnels soignants, qui obligent nos hôpitaux à recourir massivement à une main-d’œuvre étrangère qualifiée, privant ainsi les pays d’origine des compétences indispensables à leur propre développement. Selon l’OCDE, la France a embauché 25 000 médecins nés à l’étranger en 2022, soit 12 % du nombre total de praticiens enregistré à l’ordre des médecins, une proportion multipliée par trente en vingt ans.

Comment avons-nous pu applaudir pendant la pandémie les travailleurs dits « de première ligne » et les soignants sans prendre conscience de la contribution essentielle des étrangers parmi tous ces métiers ? Comment pouvons-nous fermer nos portes aux immigrés venus se soigner en France quand nous privons leurs pays de médecins ? La volonté du gouvernement français de créer, dans la loi à venir sur l’immigration, un titre de séjour spécifique pour les médecins étrangers, ne peut être qu’une mesure de court terme. Les pays d’Afrique francophone, dont sont originaires un grand nombre de praticiens des hôpitaux français, redoutent déjà un pillage de grande ampleur de leurs ressources humaines qualifiées.

Pour soutenir nos partenaires africains, notre modèle économique doit donc aussi évoluer. La solution à nos déserts médicaux réside dans l’investissement dans la formation des soignants et la revalorisation de ces métiers. Et la santé mondiale, à laquelle la France n’a consacré que 7 % de son aide au développement ces cinq dernières années, doit redevenir un des axes prioritaires de notre coopération internationale. Quant aux investissements de nos entreprises, ils ne doivent plus s’effectuer au détriment des populations locales, comme le gigantesque projet d’exploitation pétrolier de Total en Ouganda, qui aurait, entre autres conséquences, celle d’exacerber les effets du changement climatique à l’origine de nombreuses migrations.

Nos entreprises doivent être juridiquement contraintes de publier des informations de base sur leurs activités à l’étranger, et être soumises à un devoir de vigilance systématique. C’est à un développement économique durable et riche en emplois décents que nos investissements en Afrique doivent contribuer, pas à l’accélération des tendances qui plonge le continent dans la pauvreté et poussent à l’exil.

Un an après le déclenchement de la guerre en Ukraine, nombreux sont les pays du continent à se détourner de leurs partenaires européens, laissant le champ libre aux ambitions de la Russie et de la Chine. Il est grand temps de refonder notre partenariat avec les pays d’Afrique. Face aux désordres du monde, à la gravité des périls, à la montée de la violence, nous ne pouvons plus détourner le regard des défis posés par l’augmentation récente de l’extrême pauvreté sur le continent africain, pour la première fois depuis deux décennies, nous concernant tous.

Par Najat Vallaud-Belkacem
directrice France de l’ONG One

Tribune publiée dans l’Obs le 22 février 2023.