Solidarité internationale : le poison lent de la désinformation – Tribune dans l’Obs

ONE Populismes Publié le 12 avril 2023

Après la suspension de France 24  au Burkina Faso et celle de RFI au Mali, Najat Vallaud-Belkacem, directrice France de l’ONG One, le constate : les récents coups d’Etat en Afrique ont ouvert la voie à une mise au pas de l’information et transformé ces pays en nouveaux paradis des fake news.

La suspension de la diffusion de la chaîne France 24 par la junte militaire au pouvoir au Burkina Faso le 27 mars dernier est venue rappeler l’ampleur de la guerre informationnelle actuellement à l’œuvre sur le continent africain. Quatre mois après la suspension de RFI, les autorités militaires burkinabè ont par cette nouvelle décision gravement porté atteinte à la liberté de la presse et au pluralisme de l’information dans le pays.

Ces décisions, qui font écho à la suspension de RFI et France 24 par la junte militaire au Mali il y a quelques mois, rappellent une évidence : de tout temps et en tous lieux, les putschistes et les régimes autoritaires mettent sous pression la liberté d’expression et de la presse pour espérer assurer leur propre domination. Personne n’est dupe des accusations qu’ils portent contre certains médias français dépeints en « agence de communication pour les terroristes » ou comme le « mégaphone » de leurs adversaires politiques.

Avec ces décisions, ces pouvoirs de fait instrumentalisent autant qu’ils l’organisent la montée d’une hostilité anti-française, nourrie d’accusations de néocolonialisme, pour mieux vendre à l’opinion publique leur choix de confier la pérennité de leur fragile pouvoir, leurs ressources et même leur souveraineté, à des groupes de mercenaires russes qui viennent faire le marché du Kremlin sur le continent.

Sans surprise, les attaques contre la liberté de la presse ne se limitent pas aux médias français. Au Burkina Faso, la presse s’inquiète également des assauts récurrents contre certains médias nationaux. Le groupe Oméga média a ainsi annoncé le 26 mars qu’il déposait plainte contre les auteurs de menaces répétées visant ses journalistes. En soutien, le quotidien ouagalais « l’Observateur Paalga » a dénoncé « l’instauration d’un régime de terreur […] qui peut déboucher sur tous les dérapages possibles ». De son côté, le périodique « l’Evénement » « continue de subir des tracasseries des hommes missionnés par le capitaine IB », en l’occurrence des poursuites judiciaires pour le sommer de livrer ses sources, après avoir enquêté sur les éventuels détournements de fonds du capitaine désormais au pouvoir.

Les récents coups d’Etat ont ainsi ouvert la voie à la mise au pas de l’information et transformé ces pays africains en nouveaux paradis des fake news. Dès leur prise du pouvoir, des fausses nouvelles ont d’ailleurs inondé les réseaux sociaux concernant les responsables et les circonstances des putschs. Les mensonges 2.0 résultent souvent d’une manipulation intéressée et d’officines rémunérées. Au Mali, ils ciblent les forces armées étrangères comme les militaires français de Barkhane ou les forces des Nations unies de la Minusma. Ils sont méticuleusement traduits dans les différentes langues nationales, et diffusés via des réseaux rodés.

Ceux qui profitent de la majorité de ces fake news, le pouvoir comme les mercenaires russes, ont déjà été pris la main dans le sac de la manipulation numérique rémunérée, notamment en République centrafricaine. Leur effet est dévastateur sur les relations diplomatiques entre les pays occidentaux, au premier rang desquels la France, et leurs partenaires africains.

Mais ce sont bien les populations locales qui sont les premières victimes des conséquences de cette manipulation à grande échelle de l’information et des atteintes au pluralisme des médias. Nourries aux clichés et aux anachronismes contre la communauté internationale, maintenues dans l’ignorance des dérives et des échecs de leurs gouvernants du moment, livrées au pillage de leurs nouveaux maîtres en treillis, ou victimes des mensonges de leurs dirigeants élus, elles sont privées d’un véritable débat public et des moyens de devenir les acteurs de leur destin.

La voie est désormais ouverte aux discours populistes au sein même des démocraties. Le président tunisien Kaïs Saïed s’est par exemple récemment illustré par ses propos outranciers dénonçant l’arrivée de migrants subsahariens pour menacer la sécurité et « remplacer » la population locale. Ces discours ont été amplifiés par des images dont le fact-checking rigoureux de la BBC a permis d’établir qu’il s’agissait en réalité de vidéos de foules à Dakar, de migrants quittant l’Algérie ou d’agressions filmées au Maroc…

L’information libre et plurielle est au cœur du processus d’affermissement des démocraties. Elle conditionne l’exercice de leurs droits par des citoyens éclairés des enjeux du débat public. Si la liberté commence où finit l’ignorance, comme l’écrivait Victor Hugo, la démocratie se meurt quand le mensonge prospère. Les sociétés civiles locales sont mises au pas et leurs actions tenues comme a priori suspectes lorsqu’elles ne s’alignent pas sur le discours dominant et les priorités politiques du pouvoir. Les acteurs de la solidarité internationale ne peuvent pas se désintéresser de l’enjeu majeur que représente le libre accès à une information pluraliste et indépendante pour le développement économique, social et démocratique des pays les plus fragiles.

Car les pays d’Afrique et leur développement sont par ailleurs déjà les victimes des idées reçues et des fake news qui ont trop souvent libre cours bien au-delà de leurs frontières, au sein même des pays occidentaux. La pandémie de Covid l’a tristement démontré. La sous-estimation permanente du nombre de personnes malades et de décès sur le continent africain qui s’est installée sans précaution dans le récit médiatique au sein des pays les plus riches est sans aucun doute l’une des causes de l’échec des campagnes d’accès aux outils de lutte contre la Covid-19.

Les données les plus récentes de l’OMS concluent qu’entre le 1er janvier 2020 et le 31 décembre 2021, 1,24 million d’Africains seraient décédés du Covid-19, soit 5,5 fois plus que les 230 000 décès officiellement répertoriés au 4 janvier 2022 par l’Union africaine et relayés un peu partout. La faiblesse des données statistiques disponibles dans la plupart des pays du continent et la réalité du fonctionnement de ces sociétés – où les décès ont lieu majoritairement à domicile plutôt qu’au sein de structures hospitalières peu nombreuses – sont autant facteurs, sur lesquels de nombreuses ONG et spécialistes ont alerté en vain pendant des mois, qui auraient dû conduire les médias et les gouvernements occidentaux à regarder avec plus de prudence la relative bonne résistance du continent à la pandémie et à envisager avec plus d’ambition la politique sanitaire à déployer solidairement pour faire face au virus.

Résultat : en juin 2021, à peine 16 % des 84 millions de tests prévus et seulement 1,8 million de traitements sur les 245 millions initialement envisagés par l’initiative ACT- A avaient été effectivement mis à disposition des populations africaines. Quant au vaccin, seulement 319 millions de doses sur les 2 milliards planifiées par Covax avaient été déployées en septembre 2021. La désinformation n’est pas la seule cause de ces retards, mais elle a incontestablement permis aux populations de continuer à fermer les yeux sur les ravages de la pandémie en Afrique, tout en autorisant les gouvernements à refuser l’accélération de la réponse solidaire de la communauté internationale que les ONG réclamaient. La capacité à nommer une réalité est un pouvoir entre les mains des médias, qui conditionne les réponses qu’on y apporte.

Les acteurs médiatiques ont donc une responsabilité particulière. Celle d’éclairer des sujets complexes et des enjeux parfois lointains en donnant la parole aux scientifiques, aux experts, et aux sociétés civiles. Celle également d’oser aborder les sujets ignorés, voire de décentrer les regards des idées dominantes et des stéréotypes, pour écouter la voix des populations locales qui sont les premières concernées, pour découvrir des alternatives et présenter les solutions aux problèmes économiques, sociaux, et environnementaux. Il ne leur incombe rien de moins que de garantir le pluralisme et la qualité de l’information sur la question du développement et de ses enjeux.

Quant à la lutte contre la désinformation et les fake news, elle exige une attention de tous les acteurs de la solidarité internationale, dont le confort des certitudes ne peut s’exonérer de l’effort de pédagogie pour convaincre les décideurs, et au-delà, les citoyens. Le fact-checking exigeant des professionnels de l’information et des ONG doit s’accompagner d’une politique de l’éducation aux médias et à l’information à destination des plus jeunes, pour aider les citoyens éclairés à naviguer au sein du « brouillard de l’information », amplifié par les réseaux sociaux, où il est souvent difficile de distinguer l’analyse rigoureuse du mensonge le plus grossier.

L’information est devenue un champ de bataille. A nous de faire respecter son pluralisme et sa qualité face à leur remise en cause d’une ampleur inédite.

Tribune publiée dans l’Obs le 11 avril 2023.