Najat Vallaud-Belkacem : « Ce que nos vêtements disent vraiment de nous » – Tribune dans L’Obs

Carte blanche – L’ancien ministre de l’Education Nationale, aujourd’hui directrice France de l’ONG One, plaide pour redéfinir les règles de notre consommation. Un sujet politique quand le simple achat d’un jean « accélère le réchauffement climatique, contribue à l’exploitation des pays pauvres, détruit notre industrie et délocalise nos emplois ».

Ces derniers mois, notre monde si vaste s’est subitement rétréci. La pandémie a rappelé aux plus sceptiques l’interdépendance croissante des sociétés et des économies. Et si cette prise de conscience ne s’arrêtait pas là ?

Car nos actions ici ont des conséquences à l’autre bout du monde. Nos choix de consommateurs, nos engagements de citoyens, l’activité de nos entreprises et les décisions de nos gouvernants n’intéressent pas seulement nos conditions de vie ou celles de nos proches, l’avenir de nos enfants ou le destin de notre pays : ils ont des conséquences durables sur la marche du monde que nous avons en partage. Quel est le véritable prix, pour les populations les plus vulnérables et pour la planète, non pas de notre bien-être, mais simplement de nos habitudes ?

L’industrie textile et de l’habillement est ainsi, à bien des égards, le symbole de notre inconscience, des dérives de la mondialisation et des renoncements politiques.

C’est l’une des industries les plus polluantes au monde, responsable d’environ 2 % des émissions globales de gaz à effet de serre, soit plus que les vols internationaux et le trafic maritime réunis. Troisième activité la plus consommatrice d’eau (10 000 litres sont nécessaires pour confectionner un jean), elle rejette 500 000 tonnes de microplastiques dans les océans. Cent milliards de vêtements sont vendus chaque année et leur production a doublé entre 2000 et 2014. Si ces tendances se poursuivent, le secteur émettra même plus d’un quart des émissions globales de gaz à effet de serre d’ici à 2050, selon l’Ademe.

Alimentant notre insatiable désir de nouveauté, poussant à la surconsommation pour laquelle le numérique semble avoir aboli les derniers obstacles, les grandes marques mondiales de la « fast fashion » fabriquent toujours plus de vêtements, à des prix de plus en plus dérisoires, en délocalisant leurs productions, au mépris de l’environnement, des conditions de travail des travailleurs du secteur mal payés et exploités, parmi lesquels les femmes sont surreprésentées, et parfois sans considération pour les droits humains. Qui a encore en mémoire le drame du Rana Plaza en 2013 dans lequel plus de 1 130 ouvriers, en majorité des femmes, produisant à Dacca au Bangladesh les tee-shirts bon marché de nos marques de prêt-à-porter ont perdu la vie ?

S’habiller, c’est aussi être conscient de l’impact social et environnemental des vêtements que l’on porte. D’abord, pour consommer moins, mieux et plus local. Nous achetons en moyenne 20 kilos de vêtements par personne chaque année, deux fois plus qu’il y a quinze ans, mais nous les conservons moins longtemps. 40 % à 70 % des vêtements produits ne sont jamais portés. L’Afrique est devenu notre poubelle textile : 15 millions de vêtements sont déversés chaque semaine au Ghana, dont 40 % finissent dans des décharges à ciel ouvert. Il faudrait consommer au moins un vêtement sur cinq d’occasion d’ici à 2030 pour espérer respecter l’accord de Paris.

Mais si ouvrir les yeux sur ce que nos vêtements disent vraiment de nous est nécessaire, le véritable enjeu n’est ni de culpabiliser les consommateurs, ni de considérer que la seule addition de démarches individuelles vertueuses suffira pour changer la donne. Même le boycott, utile, de certaines marques ne fait malheureusement pas le poids dans la durée.

Législations contraignantes et relocalisation

Ce qu’il faut, c’est redéfinir la règle du jeu, sans naïveté, par des législations contraignantes. La loi sur le « devoir de vigilance », adoptée en France en mars 2017, qui oblige les grandes entreprises françaises à prévenir et réparer les violations des droits humains et les dommages environnementaux engendrés par leurs activités et celles de leurs filiales, sous-traitants ou fournisseurs, a marqué dans ce domaine une avancée incontestable. L’Union européenne travaille sur une directive pour généraliser ce principe à tous les Etats membres. Et même l’Etat de New York examine actuellement une loi similaire applicable aux industriels de la mode opérant sur son territoire.

La relocalisation d’une partie de l’industrie textile doit également être engagée, par un soutien aux investissements et par un plan de formation face à la pénurie de main-d’œuvre qualifiée. La situation est en effet absurde : les deux tiers du lin textile mondial sont produits dans notre pays, essentiellement en Normandie et dans le Nord, mais 80 % du lin récolté en France part en Chine d’où il revient en tee-shirt bon marché. 97,7 % du textile d’habillement acheté en France est importé. Mais nos entreprises n’auront jamais seules les moyens de résister à la pression du dumping environnemental et aux salaires de misère en entamant indéfiniment leurs marges. Nous devons aussi assurer leur viabilité en limitant aux frontières européennes l’importation de vêtements à bas coût, produits dans des conditions indignes, et en taxant les pratiques et les marques qui poussent à la surconsommation.

Nos choix, nos actes, nos décisions, ne sont pas sans conséquences. Les moyens d’agir sont à notre portée. Dans une démocratie, un tel phénomène sociétal, économique, commercial et industriel, qui accélère le réchauffement climatique, contribue à l’exploitation des pays pauvres, détruit notre industrie et délocalise nos emplois, devrait être un des enjeux majeurs du débat d’une élection présidentielle. Il n’est pas trop tard pour rappeler à ceux qui aspirent à nous diriger que nous attendons qu’ils agissent pour transformer le réel, avec lucidité et ambition, au service de l’intérêt général.

Tribune publiée sur le site de L’Obs le 5 février 2022.

Crédits photo : Hans Lucas via AFP