Najat Vallaud-Belkacem : « Ne renonçons pas au débat démocratique » – Tribune dans L’Obs

Questions de société ONE Publié le 8 mars 2022

Carte blanche. Selon l’ex-ministre de l’Education nationale aujourd’hui directrice France de l’ONG One, l’agression de la Russie contre l’Ukraine ne doit pas priver les Français de leur choix démocratique.

En envahissant l’Ukraine, Vladimir Poutine a réveillé les démons de la guerre sur le continent européen. Enfermé dans une logique jusqu’au-boutiste, il a fait le choix des armes contre un pays souverain pour rétablir la domination russe, aussi anachronique qu’insupportable, sur une partie de l’Europe orientale. Il met à l’épreuve les rapports de force militaires sur le continent et déstabilise le commerce des matières premières et de l’énergie. Si elle a eu pour conséquence de souder la communauté internationale contre lui dans un élan de solidarité à l’égard des Ukrainiens, et de sortir l’Union européenne de sa léthargie diplomatique, l’initiative unilatérale et injustifiée du président russe doit être mesurée pour ce qu’elle est : la plus grave atteinte à la paix européenne et à la stabilité de l’ordre international depuis la fin de la guerre froide.

Campagne asphyxiée

En ces moments difficiles, nos regards et nos pensées sont tournées vers l’Est de l’Europe. Le retour de la guerre en Europe suscite naturellement la peur et donne le vertige. Elle conduit légitimement, comme lors de toute crise majeure, à la solidarité et à l’unité nationale derrière nos dirigeants. Difficile dès lors d’imaginer que l’élection présidentielle qui structure notre vie démocratique aura lieu dans à peine 30 jours.

La campagne électorale avait déjà du mal à susciter l’intérêt : elle est désormais bousculée par l’actualité au point d’en être asphyxiée. L’unité nationale derrière les décisions prises durant la crise par le président de la République en défense des intérêts vitaux du pays ne saurait être interprétée comme un élan populaire derrière sa candidature ou une adhésion à son bilan politique intérieur. Dans une démocratie moderne, on ne peut transformer sans dommage l’élection présidentielle en formalité administrative.

Car au-delà des intérêts politiciens de court terme, personne ne peut se réjouir d’une telle situation. Un scrutin présidentiel sans débat serait politiquement faussé et ouvrirait une crise de légitimité inédite pour le nouveau chef de l’État, qui hypothéquerait sa capacité à réformer et à diriger le pays. Voulons-nous réellement un futur président mal élu et affaibli pour faire face aux défis de l’époque, au moment précis où son rôle sur la scène internationale est plus crucial que jamais ?

L’agression de la Russie contre l’Ukraine ne doit pas priver les Français de leur choix majeur. Ne renonçons pas au débat démocratique au moment précis où les Ukrainiens se battent pour pouvoir continuer à bénéficier du droit le plus élémentaire à se gouverner par eux-mêmes dans un État de droit libre et souverain.

Il n’est pas trop tard pour accorder au vote des Français l’importance qu’il mérite, pour répondre à leurs préoccupations lors du scrutin, et pour créer les conditions d’une mobilisation citoyenne en cette fin de campagne, en réunissant dès à présent trois conditions.

Tout d’abord, le président désormais candidat doit accepter, sans réserve, de débattre avec ses concurrents devant les Français. Chacun comprendra que dans le contexte actuel, l’essentiel du temps du chef de l’État soit consacré à la gestion de la crise russo-ukrainienne, et non à courir les meetings ou les plateaux de télévision. Mais personne ne peut accepter de voter les yeux fermés, sans que le bilan du quinquennat ait été sérieusement débattu ni que les choix pour l’avenir du pays aient été clairement exposés. Il est possible de débattre avec le candidat Macron sans abîmer le président de la République à l’international. Sa fonction l’oblige à respecter les électeurs en se soumettant à leurs suffrages avec humilité. Pour éclairer les enjeux avant la tenue du scrutin, il est indispensable d’organiser avant le premier tour un ou plusieurs débats télévisés permettant aux candidats de débattre de leurs programmes.

Enjeux d’avenir

Il est ensuite nécessaire de replacer la campagne présidentielle au cœur du débat public en donnant enfin à cet acte démocratique majeur de notre vie politique la place qu’il mérite. Jusqu’à présent, les préoccupations réelles des Français ne sont pas celles mises en avant dans le traitement médiatique de la campagne. Les observateurs de la vie politique sont aussi responsables du traitement éditorial qu’ils réservent à la campagne électorale. La responsabilité des médias et journalistes est une responsabilité éminemment civique : il leur appartient de créer les conditions d’un débat de qualité qui donne toute sa place aux enjeux d’avenir qui intéressent les Français. Le commentaire permanent des sondages, la recherche du buzz, les petites phrases montées en épingle, ou le traitement spectaculaire de la vie politique ne sauraient remplacer l’analyse ou le débat d’idées. Ils sont en décalage avec la gravité du moment et de moins en moins acceptables pour une majorité de nos concitoyens. L’élection présidentielle ne peut plus être chroniquée comme une course de petits chevaux sans importance ni conséquence.

L’ensemble des candidats doit enfin faire preuve de « gravitas » et se hisser à la hauteur des enjeux du scrutin. La campagne s’est jusqu’à présent focalisée sur des questions identitaires ou migratoires souvent bien éloignées des préoccupations réelles des Français, pour lesquels le pouvoir d’achat et l’avenir de notre modèle social représentent les principaux enjeux de la présidentielle.

Désormais, une majorité de nos concitoyens, inquiète face à l’avenir, indique également que la guerre en Ukraine aura une incidence sur leur choix. Il est plus que temps pour les candidats de leur apporter les réponses. Quelles sont leurs priorités pour la relance économique et pour faire face aux inégalités sociales mises en lumière lors de la pandémie ? Comment comptent-ils prévenir les conséquences du changement climatique, dont les conséquences géopolitiques ne sont d’ailleurs jamais évoquées ? Quelles sont leurs priorités pour la santé et l’hôpital public ? Quelles sont leurs ambitions pour l’Europe ? Quelles sont leurs solutions pour rétablir la souveraineté industrielle et énergétique du pays ? Quels seront leurs choix d’alliance à l’international et leur attitude face aux menaces mondiales, au premier rang desquelles l’attitude agressive du président russe ? Quels moyens entendent-ils consacrer au droit d’asile ?

L’irruption dans la campagne des enjeux de défense, de protection de la paix sur le continent européen, de coopération et de solidarité internationale, représente pour les candidats, une occasion de clarifier et de confronter leurs visions et leurs choix pour l’avenir. C’est également un véritable révélateur de l’imposture des prétendus patriotes qui, par aveuglement ou soutien à l’égard de Vladimir Poutine, feraient courir de grave danger au pays s’ils parvenaient au pouvoir.

Les électeurs ne comprendraient pas que les candidats éludent ces débats qui touchent non seulement aux conditions du progrès économique et social, mais aussi à la singularité de la voix de la France dans le concert des nations dans les prochaines décennies.

Le président de la République a raison : la crise géopolitique majeure que nous traversons aura des conséquences sur nos vies. Pas seulement sur les tarifs de l’essence et de l’électricité, mais aussi sur la qualité de notre vie démocratique. Ce que nous voulons, ce n’est rien d’autre que de pouvoir voter les yeux ouverts sur les enjeux de l’avenir, par des débats, des échanges, des propositions. Il est encore temps.

Tribune publiée sur le site de L’Obs le 7 mars 2022.

Crédits photo : AFP