Najat Vallaud-Belkacem : « L’Afrique va payer le prix fort de la guerre en Ukraine » – Tribune dans L’Obs

ONE Publié le 19 mars 2022

Carte blanche – L’ancienne ministre de l’Education nationale, aujourd’hui directrice France de l’ONG One, alerte sur la famine qui s’annonce sur le continent africain du fait de l’interruption des approvisionnements en céréales venant d’Ukraine et de Russie.

Les conséquences de la guerre de Vladimir Poutine en Ukraine font déjà partie de notre quotidien. Si ce conflit a soudé notre continent dans son refus d’une guerre d’agression à ses frontières, il soumet également les pays européens à des conséquences dont nous commençons à peine à mesurer l’ampleur. La guerre a d’ores et déjà jeté sur les routes de l’exil plus de 3 millions de réfugiés. Près de 8 millions de personnes seront victimes directes de la crise humanitaire qui s’annonce dans ce pays. L’isolement économique de la Russie va déstabiliser les marchés des matières premières, qui représentent 60 % de ses exportations. Le prix du carburant à la pompe atteint déjà des records. La volatilité des prix risque d’accroître l’inflation que nous subissons depuis 2021. L’inquiétude sur le pouvoir d’achat est venue percuter l’élection présidentielle. Les perspectives de croissance sont revues à la baisse.

Flambée des prix agricoles

Mais ces conséquences, déjà préoccupantes, ne se limitent pas à l’Europe. Ce serait une grave erreur de faire preuve de myopie face au conflit, de ne regarder l’avenir qu’à nos pieds ou sur le court terme. Déjà fragilisés depuis deux ans par la pandémie dont ils ne sont toujours pas relevés, et par les retards et les ratés de la campagne mondiale de vaccination, les pays les plus vulnérables, au premier rang desquels ceux d’Afrique, vont en effet payer le prix fort de la guerre en Ukraine.

Ils se trouvent aujourd’hui exposés à un risque majeur de crise alimentaire, car la guerre fait rage au sein du grenier à blé du monde. La Russie et l’Ukraine fournissent à eux seuls un tiers du blé et 24 % de l’orge au niveau mondial. La Russie détient plus de terres agricoles que l’ensemble des pays d’Europe réunis et l’Ukraine dispose des terres arables les plus importantes d’Europe. Or les zones agricoles frappées par la guerre vont non seulement connaître une chute de leur production, mais la fermeture des ports de Marioupol et d’Odessa et l’isolement de la Russie vont également stopper brutalement les exportations.

La moitié du blé importé en Afrique provient de Russie et d’Ukraine. Vingt-trois pays africains dépendent de ces deux pays pour plus de la moitié de leurs importations de biens de première nécessité. Cette dépendance atteint même 70 % des importations de blé pour l’Egypte, le Soudan, la Tanzanie, l’Erythrée et le Bénin… Ces pays font aujourd’hui face sur les marchés internationaux à une flambée des prix agricoles, qui étaient pourtant déjà avant la guerre à leur plus haut niveau depuis les années 1970 : début mars, le blé était acheté à un prix supérieur de 80 % à celui constaté il y a six mois, et le maïs à un prix plus élevé de 58 %.

Risque de famine

Des ruptures d’approvisionnement et des pénuries sont à craindre. Et comme si cela ne suffisait pas, le renchérissement du coût des engrais agricoles, qui ont pour ingrédient la potasse dont la Russie est le troisième exportateur mondial, va réduire le rendement des productions domestiques. Autre effet en cascade sur le coût de l’alimentation : en raison de la fin des exportations d’huile de tournesol en provenance d’Ukraine, qui assurait 46 % de la production mondiale, le coût de l’huile de palme flambe, alors qu’il s’agit d’un ingrédient de base pour l’alimentation en Afrique de l’Ouest.

La guerre en Ukraine va amplifier les risques de famine, qui menace pourtant déjà 44 millions de personnes à travers le monde. Elle va aussi affaiblir les capacités de réponse du Programme alimentaire mondial, dont la moitié du blé qu’il distribue en réponse aux crises humanitaires provient d’Ukraine. Le risque d’émeutes de la faim ou de révoltes face à l’explosion du coût de la vie, qui sont de puissants facteurs de déstabilisation politique au sein des pays fragiles, est aujourd’hui bel et bien devant nous.

On peut de même craindre une nouvelle aggravation de la crise de la dette au sein de pays africains déjà surendettés, comme on l’a déjà constaté durant l’épidémie de Covid. L’inflation va en effet réduire leurs revenus et leurs marges de manœuvre, et l’aversion au risque des marchés financiers en période de crise risque d’augmenter les coûts d’emprunt, au détriment de l’essor de pays émergents ou en développement.

Face à cette situation, le risque d’une baisse des dépenses d’aide publique au développement en direction des pays d’Afrique est paradoxalement bien réel. D’abord, parce que certains pays donateurs européens vont avoir tendance à se replier sur leurs propres difficultés. Ensuite, parce que l’Ukraine, qui a reçu 1,1 milliard de dollars de soutien en 2019, va légitimement avoir besoin d’importants investissements pour sa reconstruction. Enfin, parce que la prise en compte des dépenses d’accueil des réfugiés sur leur propre territoire parmi les dépenses d’aide au développement risque de fragiliser l’effort réel des donateurs en direction des pays les plus pauvres, comme on l’a déjà constaté en 2015-2016 lors de l’arrivée de réfugiés syriens.

Soutien aux pays pauvres

Il est donc urgent de prendre conscience de la gravité de la crise dans laquelle Vladimir Poutine a plongé non seulement l’Europe, mais également de nombreuses populations vulnérables à travers le monde. Nous ne pouvons pas rester sans réagir face au développement de crises alimentaires, aux risques d’instabilité politique, voire à la résurgence de la pandémie de Covid-19, au sein de pays fragiles laissés seuls pour faire face aux conséquences économiques et sociales de ce conflit lointain. Les pays de l’Union européenne, du G7 et du G20 doivent prendre des mesures contre toutes les conséquences de la guerre en Ukraine, en limitant les embargos sur les exportations alimentaires, en allouant le plus rapidement possible la totalité de leurs droits de tirage spéciaux du FMI au soutien de l’économie des pays à revenu faible ou intermédiaire, et en s’engageant à augmenter les niveaux d’aide publique au développement préalablement établis pour dégager des ressources additionnelles pour faire face à cette crise.

Nous devons aussi, comme nous l’avons fait au début de la pandémie Covid-19, créer un mécanisme international de solidarité pour lutter contre l’insécurité alimentaire et les famines engendrées par cette crise, un mécanisme qui permette de lutter contre l’augmentation des prix et qui prévoie le partage de nos stocks alimentaires excédentaires avec ceux qui en ont le plus besoin.

Sans un nouvel élan de solidarité à l’égard des pays d’Afrique, l’influence européenne ne manquera pas de reculer dans une région du monde qui s’est récemment sentie laissée pour compte de la campagne vaccinale mondiale contre la pandémie. Gardons en mémoire que la moitié des pays qui se sont abstenus de condamner la Russie à l’Assemblée générale de l’ONU étaient africains.

Quand la faim devient un enjeu géopolitique, c’est à l’aune de leurs décisions pour prévenir les difficultés futures, et non à leur seule capacité de réaction face aux évènements passés, que l’on mesure si nos dirigeants ont acquis la stature d’hommes d’Etat.

Tribune publiée le 18 mars 2022 sur le site de L’Obs.

Crédits photo : Xinhua News Agency.